[Les reines du silence – Partie #2] Bavardes, vraiment ?

Cette article est la seconde partie d’une série qui interroge le rapport à la parole en fonction de notre genre. Pour lire ou relire :
[Les reines du silence] La prise de parole des femmes en 3 parties (Introduction)
[Les reines du silence – Partie #1] Les hommes racontent l(es) histoire(s)
Si vous avez déjà tout lu, allons-y pour la partie #2.

Passée l’étape de l’accès à la prise de parole, la manière dont celle-ci est perçue est régie par des dynamiques de genre, comme on l’a rapidement abordé dans la première partie. Nos stéréotypes sont à l’œuvre selon qu’un discours est prononcé par des hommes ou des femmes. D’ailleurs, un mythe est bien ancré depuis nos plus jeunes années : les femmes seraient trop bavardes. Ce mythe permet de rendre illégitimes les sujets de discussion des femmes entre elles, qualifiés de bavardages : elles parleraient donc pour ne rien dire ou de sujets dignes de peu d’intérêt. Comme pour désigner les femmes elles-mêmes, nous avons toute une palette de vocabulaire péjoratif pour désigner celles qui parlent trop : elles sont pipelettes ou commères, des mots rarement utilisés au masculin. L’animalisation est aussi utilisée pour décrédibiliser leur parole : les femmes piaillent, caquètent, jacassent et cancanent, leurs conversations sont assimilées à un bruit de fond désagréable. Ce fut d’ailleurs la stratégie d’un député UMP pour faire taire Véronique Massonneau à l’Assemblée Nationale en imitant une poule pendant sa prise de parole, montrant qu’il percevait le discours de son opposante comme rien de plus intéressant que le caquètement d’une poule.

Recherche Google Images sur le mot pipelette : de quoi alimenter le stéréotype. Le Larousse en ligne nous apprend que le masculin pipelet est rare.

Sois belle et tais-toi

Si le stéréotype de la femme bavarde est aussi répandu, il n’a en réalité « jamais pu être confirmé par une seule étude », comme l’explique Corinne Monnet dans cet article très intéressant de 1998 que je vous recommande dans son intégralité. J’en ferai plusieurs citations ici. Diverses études et analyses ont montré que les hommes parlent plus que les femmes, particulièrement dans les contextes formels et publics où la prise de parole est un facteur d’influence sociale (cf. partie 1). Corinne Monnet donne une explication plus crédible à ce stéréotype de la femme bavarde, citant l’analyse de Dale Spender en 1980 :  « Ce n’est pas en comparaison du temps de parole des hommes que les femmes sont jugées bavardes mais en comparaison des femmes silencieuses. La norme ici n’est pas le masculin mais le silence, puisque nous devrions toutes être des femmes silencieuses. » D’ailleurs tous les guides de la “bonne épouse”, au moins depuis La perfecta casada (La femme parfaite) de Fray Luis de Leon en 1583, jusqu’aux articles des magazines féminins dans les années 1950 (sans doute encore plus tard) nous apprennent à garder le silence pour rester d’une “compagnie agréable pour son mari”. Sois belle et tais-toi comme chantait Serge Gainsbourg en 1960.
Ne nous réjouissons pas trop vite que tout cela soit apparemment derrière nous, l’injonction au silence est bien actuelle pour les femmes. C’est d’ailleurs un ressort humoristique courant – et sexiste – : ma femme voudrait discuter, mais moi je préfère (rayer les mentions inutiles) regarder le foot / baiser / jouer aux jeux vidéos.

Sans doute en raison de ce stéréotype, on a même tendance à surestimer le temps de parole des femmes. C’est ce que deux chercheuses néerlandaises, Anne Cutler et Donia Scott ont montré dans une étude de 1990 dont la procédure est expliquée dans cet article de la linguiste Maria Candea. Quand les femmes ont la moitié du temps de parole, nous croyons qu’elles ont parlé plus longtemps.

Les mécanismes de la conversation maintiennent le silence des femmes

On l’a vu, les femmes accèdent bien rarement à la moitié du temps de parole et sont en réalité souvent ramenées au silence. Plusieurs mécanismes permettent de maintenir cet état de fait : vous avez sans doute entendu parler des phénomènes, particulièrement agaçants quand on les subit, de manterrupting et de mansplaining (parfois traduit mecsplication en français ou pénisplication au Québec).
Le manterrupting (contraction de man – homme et interrupting – interrompre), c’est la tendance des hommes à interrompre un discours, surtout au détriment des femmes. En France, lors du débat télévisé pour la primaire de la droite en 2017, Nathalie Kosciusko-Morizet a été interrompue 27 fois alors que ses concurrents masculins l’ont été entre 9 et 12 fois. Ce phénomène assez courant a été étudié et montre encore une fois, le lien entre la prise de parole et la prise de pouvoir. C’est ce que Noémie Renard synthétise dans cet article qui explore le rapport entre genre et parole : « D’après une méta-analyse de 1998, qui recouvrait des travaux des trois décades précédentes (soit 1968-1998), les hommes ont plus tendance à interrompre de manière « intrusive », c’est-à-dire dans le but d’usurper la parole à autrui afin de montrer son pouvoir. Les femmes interrompent aussi, mais moins souvent, et quand elles le font, c’est pour avoir un complément d’information, montrer son intérêt ou faire des commentaires d’encouragements. » Interrompre quelqu’un c’est le/la faire taire, lui rappeler l’injonction au silence. L’interruption s’accompagne parfois même d’un commentaire désobligeant. C’est ce que fait Jean Castex face à Léa Salamé dans On est en direct le 4 septembre dernier, parlant à Laurent Ruquier comme si elle n’était pas là « C’est une bonne stagiaire… Vous me la prêterez comme stagiaire tout à l’heure ». Il l’interrompt et l’infantilise au passage, manifestant ainsi qu’il est le détenteur du droit à la parole.

Le mansplaining (contraction de man – homme et explaining – expliquer), ou mecsplication (contraction de mec et explication), c’est quand un homme explique quelque chose à une femme en supposant d’emblée qu’il est le détenteur du savoir et qu’elle est ignorante. On doit ce concept à Rebecca Solnit, qui racontait la scène d’un homme voulant lui expliquer le sens d’un livre qu’elle avait elle-même écrit, sans l’écouter quand elle disait en être l’autrice. Ca paraît fou, c’est pourtant extrêmement courant. Il n’a pas fait à manger depuis 30 ans mais pense mieux savoir comment couper les légumes ou il vous explique ce qui s’est passé dans la réunion dont vous avez rédigé le compte-rendu. Là encore, la femme dans la conversation est empêchée de parler, ramenée au silence et à l’incompétence. Dans un échange mixte autour du mansplaining auquel j’assistais, un homme racontait s’être rendu compte que s’il ne mecspliquait pas d’autres hommes, c’est parce qu’il avait peur de blesser leur ego. Il ne se posait pas la question concernant les femmes.

Illustration parue dans le New Yorker par Jason Adam Katzenstein
Traduction : « Laisse-moi interrompre ton expertise avec mon assurance.”

Dans des réunions de travail, on assiste régulièrement à une expérience corollaire du mansplaining, parfois qualifiée de bropropriation (appropriation par les hommes) : une femme formule une idée qui n’est pas ou peu écoutée, puis un homme la réutilise, en se l’appropriant. C’est pour contrer cette habitude que les femmes de la Maison Blanche ont adopté l’amplification, technique qui consiste à soutenir les idées proposées par les femmes – lorsqu’on est d’accord bien sûr -, tout en rappelant qui les a émises.

Illustration de Riana Duncan, parue dans le magazine humoristique Punch en 1988
Traduction : “C’est une excellente proposition MlleTriggs. Peut-être qu’un des hommes ici présent souhaiterait la faire.”

Corinne Monnet dans son article détaille deux autres pratiques conversationnelles souvent utilisées par les hommes qui manifestent le déséquilibre genré de la parole : les réponses minimales retardées et l’absence de questions. 
Vous aussi, vous avez parlé pendant quelques secondes, raconté une anecdote ou posé une question et après un petit temps de silence, il a juste répondu “oui”, ce qui n’avait aucun sens par rapport à la question posée ? C’est ça, une réponse minimale retardée. Très pratique pour montrer son désintérêt dans la conversation.
Ne pas poser de question est une autre technique qui aboutit au même résultat : les sujets de conversation introduits par les femmes sont moins souvent suivis. Il y a même plus explicite comme augmenter le son de la télé ou quitter la pièce. Corinne Monnet : « Elles peuvent bien en introduire une quantité, si les hommes ne leur répondent pas, les interrompent, leur font comprendre qu’ils ne sont pas intéressés, bref, ne s’engagent pas dans l’interaction et ne soutiennent pas l’interlocutrice, les sujets des femmes resteront à l’état d’embryon. Si les hommes ne collaborent pas, les sujets des femmes resteront des propositions non retenues. »
D’ailleurs les sujets attribués au féminin comme les relations, le soin ou l’esthétique et la mode sont considérés comme futiles et peu sérieux, les sujets plus spécifiquement féminins comme les règles ou les violences sexuelles sont considérés comme tabous et aucun de ceux-là n’ont de place valorisée dans l’espace public. Alors que les sujets considérés comme masculins – par ex. le football ou les voitures – sont tous dignes du plus grand intérêt démontré notamment par des chaînes télés dédiées. Puisqu’un sujet introduit par une femme est considéré inintéressant, il n’est pas digne d’une conversation.

Chacune de ces pratiques conversationnelles est un rappel de l’injonction au silence faite aux femmes, un apprentissage discret mais efficace tout au long de nos interactions sociales. Corinne Monnet précise : « Ces techniques utilisées par les hommes ne sont pas simplement des indicateurs de leur dominance ; elles n’ont pas comme unique effet de manifester cette domination mais bien de l’établir et la renforcer. »

La panoplie des doubles standards

On pourrait se demander pourquoi les femmes n’adoptent pas les mêmes comportements pour se faire leur place. Tout simplement parce que leur parole n’est pas considérée de la même manière et elles le savent. Interrompre ou même tenir un discours avec certitude a un coût social pour les femmes : elles sont vues comme manquant de sympathie, condescendantes ou trop ambitieuses. Double standard. On considère souvent, notamment en milieu professionnel, que les femmes ne s’affirment pas assez, manquent de confiance en elles, d’assertivité. C’est une remarque qu’on m’a souvent faite au travail, parfois même par quelqu’un qui avait décidé de répondre à ma place à des questions qui m’étaient posées. Etre interrompue sans arrêt ou empêchée de parler, c’est aussi être dans l’impossibilité de dérouler un argumentaire jusqu’au bout, si bien qu’à force, on manque effectivement de charisme et d’assertivité. Sans compter qu’en tant que femme, empêcher quelqu’un de nous interrompre, c’est être vue comme agressive. Quelle femme ne s’est jamais entendue dire, dès qu’elle exprimait un point de vue de manière concernée : « mais calme-toi » ? Etre dans la contradiction, exprimer une opinion, c’est risquer d’être renvoyée à ses émotions et s’entendre demander de se calmer, i.e. de se taire. D’après une étude de deux chercheuses en psychologie, la colère des femmes est particulièrement mal perçue (même si la colère est une émotion globalement mal vue), considérée comme dérisoire et illégitime, voire relevant de l’hystérie et diminuant ainsi la valeur de leur parole, quand celle des hommes les aide à convaincre. Double standard. C’est d’autant plus vrai pour les femmes racisées, notamment les femmes noires qui subissent le stéréotype de la Angry black woman (femme noire en colère), qui les enferme dans une colère intrinsèque et illégitime. 

« T’as tes règles ou quoi? », l’autre phrase que toutes les femmes ont entendu après s’être mises en colère, ramenées à leur corps subi.


Là encore, ce sont de multiples manières de ramener au silence. Des habitudes, des normes quasi invisibles mais intégrées dans nos esprits et dans nos corps. Sortir de ces normes est une transgression coûteuse socialement qui génère des blocages en milieu professionnel. Rester dans les normes, c’est risquer de pas atteindre les objectifs  – manque d’affirmation de soi notamment – et se confronter au plafond de verre. Pile ils gagnent, face elles perdent.

Parler comme une femme

Les femmes ne peuvent pas parler comme les hommes, sous peine d’être considérées au choix condescendantes, agressives ou hystériques. Elles doivent, dans leur parole, dans leurs discours, incarner leur rôle genré de différentes manières. Le rôle social des femmes étant d’accorder de l’attention aux autres, de porter le care, ce sont elles qui soutiennent les conversations, malgré la limitation de leur temps de parole. Le langage et la communication sont d’ailleurs des compétences plutôt associées au féminin. Noémie Renard mentionne plusieurs études, notamment dans les couples hétérosexuels et dans les relations parents-enfants, qui montrent que les femmes font « plus d’efforts pour lancer et entretenir les conversations », « expriment de l’intérêt » et « les mères stimulent les enfants plus souvent que les pères ». Corinne Monnet analyse ce travail conversationnel« De même qu’il était considéré dans la nature des femmes d’élever les enfants, il est également considéré dans leur nature de soutenir la conversation. Cette naturalisation du travail accompli par les femmes permet encore une fois de les asservir sans que beaucoup y trouvent grand chose à redire… Penser qu’il est dans la nature des femmes d’avoir un style coopératif par exemple a pour conséquence d’obscurcir leur réel travail pour mieux le nier. […] Faire de ce style coopératif une « qualité » féminine revient à confondre et à abolir dans l’innéité de la nature toute valeur d’acquisition et donc de qualification. »

Chansons paillardes, blagues salaces, jurons et gros mots, la grossièreté est l’apanage des hommes. Son cadre souvent sexiste rend d’autant plus transgressif son usage par les femmes, qui se doivent de rester en tout temps et en tout lieu dignes et respectables. Si les femmes usent aujourd’hui plus facilement de gros mots, même publiquement, elles se le voient toujours reprocher, considérées comme trop vulgaires. Et être vulgaire, pour une femme, c’est dégradant. D’ailleurs, les magazines féminins nous enjoignent régulièrement à « être sexy sans être vulgaire », car la limite est fine « entre la fille bien et la catin » comme l’analyse très bien Madmoizelle. En 2016, deux militantes féministes, Sarah Constantin et Elvire Duvelle-Charles, publient C.L.I.T, un clip parodique de la chanson de 2009 Saint-Valentin d’Orelsan, pour dénoncer les propos sexistes. Le clip est retiré deux fois par Youtube dans les 15 jours qui suivent pour « contenu sexuellement explicite » suite à des signalements, avant d’être remis en ligne définitivement mais interdit au moins de 18 ans. Celui d’Orelsan n’a jamais subi aucun retrait.

L’humour lui aussi est un domaine chasse gardée pour les hommes. Dans les rôles genrés de l’hétérosexualité, l’homme fait des blagues, la femme rit à ces blagues et tout le monde est séduit. Personnellement, je ne suis pas la comique de service dans mes groupes d’amis et faire rire est une prérogative qui m’a déjà été niée, mes tentatives d’humour considérées comme “pas drôles”, mon ironie parfois comprise comme du premier degré et mon scepticisme devant certaines blagues sexistes, racistes ou homophobes souvent perçu comme “une absence d’humour”. L’humour est un domaine complexe à analyser, peu étudié de manière générale, encore moins dans ses liens avec le genre. Récemment tout de même, l’historienne Sabine Melchior Bonnet dans son livre Le rire des femmes, a exploré la possibilité de rire et de faire rire pour les femmes. Elle explique dans ses interviews que depuis l’antiquité et jusqu’au siècle dernier, rire n’est pas permis aux femmes. « La bienséance, les règles de la séduction ou la morale interdisent aux femmes, au fil des siècles, de se laisser aller à rire ou à faire rire. » Ni rire, ni faire rire, on retrouve là l’injonction au silence en réalité.
Aujourd’hui, la scène de l’humour se renouvelle grandement, avec un vivier de femmes humoristes de plus en plus important. Quand j’étais ado, je me souviens qu’il y avait Michèle Laroque, Muriel Robin et Anne Roumanoff. Ensuite il y a eu le phénomène Florence Foresti. Aujourd’hui, je ne pourrais pas toutes les citer mais je partage quelques noms, pour vous aider à rééquilibrer la balance dans ce domaine également : Constance, Blanche Gardin, Nora Hamzawi, Nawell Madani, Olivia Moore, Marina Rollman, Shirley Souagnon, Alison Wheeler… sans compter toutes celles qui décollent plus récemment encore grâce à Instagram comme Lison Daniel ou Inès Reg. Ce changement progressif nous permet d’accéder à de nouveaux genres d’humour, de ceux qui portent le point de vue et l’expérience de vie de l’autre moitié de l’humanité. Pourtant, le stéréotype selon lequel les femmes ne sont pas drôles perdure. C’est ce qu’analyse Slate, au travers de la série Mrs Maisel. « En 2015, Linda Mizejewski [dans] Pretty/Funny: Women Comedians and Body Politics (Jolie/Drôle: Les femmes comédiennes et la politique du corps), […] : « […]Les traits associés à la comédie, être scandaleux, spirituel et transgressif, sont des qualités qu’on admire chez les hommes, pas vraiment chez les femmes. Pour certains hommes, l’idée qu’une femme ait le pouvoir de faire perdre son contrôle à un public par le rire est encore gênant ». »

Sur Instagram, le compte maman.memes plaît beaucoup aux jeunes mères.


Corinne Monnet nous résume, en citant l’étude de Fishman à quel point la performance de genre se joue dans la parole et dans la conversation : « « Pour être identifiées comme femmes, on exige des femmes qu’elles apparaissent et agissent de façon particulière. La conversation fait partie de cette unité de comportement. Les femmes doivent parler comme parle une femme ; elles doivent être disponibles pour faire ce qui doit être fait dans la conversation, faire le sale travail et ne pas se plaindre » (Fishman, 1983 : 99). […] Si l’idéologie détermine les attentes genrées dans le dialogue, il n’en demeure pas moins que ces interactions participent aussi à la construction sociale de la division des genres. »

Une voix de sirène : charmeuse mais dangereuse 

Notre perception de la parole des femmes et des hommes est logiquement liée à la perception de nos voix. Nous avons pour habitude de distinguer les “voix d’homme” des “voix de femme” d’une manière assez simpliste, considérant les voix graves comme masculines et les voix aiguës comme féminines. Comme l’explique l’excellent épisode La voix neutre n’existe pas du podcast Parler comme jamais, cette distinction est en fait stéréotypique, basée sur une moyenne. La voix étant directement liée à la taille et la corpulence des individus (mais pas seulement), les hommes ont tendance à avoir une voix plus grave, les femmes une voix plus aiguë. Classer nos voix de manière distincte en fonction du genre ou d’autres critères, nous amène en réalité à les hiérarchiser. Plusieurs études ont montré que plus une voix est grave, plus elle a tendance à être jugée positivement. On a tendance à moins apprécier les voix jugées féminines, i.e. plus aiguës, perçues comme enfantines, criardes, pas assez assurées, trop dans l’émotion. Dans une formation en communication, on m’a appris que pour avoir l’écoute d’une audience, il faut s’habiller de manière “neutre” et “poser sa voix”, en fait, rejoindre le standard masculin. En 2018, Denis Balbir, animateur sur M6 s’affirmait « contre une femme qui commente le foot masculin », en justifiant son opinion par « un timbre de voix qui ne conviendrait pas » qui va « monter dans les aigus » En politique, les femmes sont elles aussi souvent critiquées pour leurs voix, qui ne seraient pas adaptées à un discours important. Cécile Duflot, Ségolène Royal, Brune Poirson et bien d’autres se sont vu reprocher leur voix et l’ont même parfois travaillée pour s’épargner les critiques.

Mème utilisé pendant la campagne présidentielle américaine de 2016.
Traduction : Vous vous imaginez devoir écouter la voix de cette femme pendant les 4 prochaines années ? Comment reprocher à Bill ses 42 liaisons ?

A contrario, on utilise des voix jugées féminines pour les assistants vocaux ou les voix d’annonces, Alexa (Amazon), Siri (Apple) ou SNCF, car elles sont perçues comme plus chaleureuses, plus douces ou plus sympathiques. On utilise là le mythe des sirènes, les voix des femmes sont jugées séductrices (mais sournoises). Comme l’analyse Numerama « Ces décisions sont nourries par, et renforcent, les stéréotypes de genre. » On se souvient du film Her où le héros tombe amoureux de son assistante vocale avec la voix de Scarlett Johansson et de l’assistant d’Apple Siri qui répondait « Je rougirais si je pouvais » à l’invective « Hey Siri, tu es une salope ». Un rapport complet de l’UNESCO détaille « comment les déséquilibres entre les genres dans le secteur numérique peuvent être « codés en dur » dans les produits technologiques » et propose des recommandations pour diminuer ces biais. Où l’on voit que ce sont des hommes qui programment ces machines. A tel point que les voix des femmes (i.e. fréquence vocale plus haute) sont moins bien reconnues par ces systèmes, car pas assez utilisées dans les panels d’apprentissage.

Des filles sages et discrètes

Malheureusement, ces dynamiques genrées se mettent en place dès l’enfance. Une étude analyse : « En effet, alors qu’à l’âge de trois mois, les cris des bébés de sexe féminin ne sont pas plus aigus que ceux des garçons, les adultes sont persuadés du contraire. » La même étude a montré que « Les hommes ont aussi considéré que les pleurs présentés comme ceux de garçons exprimaient plus d’inconfort que les mêmes pleurs présentés comme ceux de filles. » Une autre étude plus datée (1976) mais souvent citée avait montré que les pleurs d‘un bébé étaient interprétés comme de la colère par les juges qui pensaient observer un garçon et plutôt comme de l’anxiété si les juges pensaient regarder une fille.
A l’école, les enseignant·es interagissent plus souvent avec les garçons qu’avec les filles : elles et ils les interrogent plus fréquemment, leur laissent plus de temps pour répondre et passent plus de temps à répondre à leurs interventions. Cela date puisque Corinne Monnet cite des études de 1989 : « Les enfants n’ont pas un accès égal à la parole (Graddol & Swann, 1989). Dans les interactions de classe, les garçons parlent plus que les filles. Les enseignant·es donnent beaucoup plus d’attention aux garçons. Elles et ils réagissent plus vivement aux comportements perturbateurs des garçons, les renforçant de ce fait. Elles/ils les encouragent aussi beaucoup plus. Les échanges verbaux plus longs se passent majoritairement avec les garçons ainsi que les explications données. Et l’on sait combien il est difficile d’agir égalitairement, même en faisant des efforts. Une étude de Sadker & Sadker (Graddol & Swann, 1989) portant sur cent classes montre que les garçons parlent en moyenne trois fois plus que les filles. Qu’il est aussi huit fois plus probable que ce soient des garçons qui donnent des réponses sans demander la parole alors que les filles, pour le même comportement, sont souvent réprimandées. » On attend des filles qu’elles soient sages et discrètes. En les privant tôt de la parole publique, on alimente leur sentiment d’illégitimité et on les prive de développer les compétences d’éloquence et d’aisance à l’oral qui leur seront ensuite réclamées et leur permettraient de prendre leur juste place dans le monde.

Changer les habitudes

Je vais reprendre ici la conclusion de Corinne Monnet à son article : « Le silence des femmes dans la conversation ainsi que leur exclusion de la communication conduisent à leur invisibilité dans le monde. Si la parole est déterminante dans la construction de la réalité, ceux qui contrôlent la parole contrôlent aussi la réalité. » On rejoint ici l’enjeu de pouvoir expliqué en introduction et en première partie. Elle poursuit ensuite : « L’égalité des sexes ne pourra être atteinte uniquement après un changement dans le déroulement des conversations, mais il ne faut pas pour autant en sous-estimer l’importance. Lors d’une discussion, nous sommes engagé·es dans une activité politique conséquente qui peut permettre la renégociation de la réalité sociale. Si les interactions peuvent prendre part à la construction du genre et de sa hiérarchie, elles peuvent aussi œuvrer à sa déconstruction. » Travailler pour plus d’égalité entre les genres nécessite de réfléchir à nos stéréotypes et tenter de transformer nos habitudes pour redonner leur juste place aux femmes dans la prise de parole.

Lors de l’animation d’une réunion, au travail ou ailleurs, assurons nous de donner la parole à chaque personne présente et en premier lieu à une femme, non par galanterie mais parce que cela facilite ensuite la prise de parole des autres femmes. Equally Work a imaginé une variante du test de Bechdel pour les réunions pour vérifier que les femmes y prennent la parole. La vigilance est de mise également concernant l’attention de l’audience à cette parole : assurons nous qu’elles ne soient pas interrompues, que leurs idées soient entendues, ne laissons pas quelqu’un ridiculiser leur discours. Messieurs, remettez en question vos pratiques conversationnelles et vos stéréotypes, qui sont souvent des habitudes et réflexes. Vous pouvez par exemple vous mettre d’accord à plusieurs pour vous empêcher mutuellement d’interrompre les femmes ou de les mecxpliquer. Enfin, mesdames, n’hésitez pas à adopter la stratégie d’amplification des femmes de l’administration Obama, exemple de sororité déployée avec succès. Lorsqu’une femme développe une idée, les autres femmes présentes la reprennent et la répètent, tout en citant l’initiatrice, empêchant ainsi une réappropriation et rendant visible la contribution des femmes. Ces techniques s’adaptent évidemment aussi aux conversations en famille ou entre ami·es.

Sur le site didthisreallyhappen.net, une chercheuse a mis en images des témoignages de sexisme dans la recherche.

Est-ce la limitation de leur parole dans l’espace public et dans les conversations mixtes qui amène les femmes à créer des espaces de discussion et faire émerger #MeToo ? Est-ce l’habitude de ne pas entendre les femmes parler qui a mené à l’expression “libération de la parole” à propos de #MeToo ? La 3ème partie de cette série explore en tout cas l’enjeu de la parole dans le mouvement féministe et #MeToo :
[Les reines du silence – Partie #3] Les féministes ne se tairont plus

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