Cette article est la troisième et dernière partie d’une série qui interroge le rapport à la parole en fonction de notre genre. Pour lire ou relire :
[Les reines du silence] La prise de parole des femmes en 3 parties (Introduction)
[Les reines du silence – Partie #1] Les hommes racontent l(es) histoire(s)
[Les reines du silence – Partie #2] Bavardes, vraiment ?
Si vous avez déjà tout lu, allons-y pour la partie #3.

En octobre 2017 a lieu un mouvement mondial de dénonciation des violences sexistes et sexuelles sur les réseaux sociaux. Un très grand nombre de femmes, de manière massive, disent avec le hashtag #MeToo : « moi aussi j’ai été agressée, harcelée ou violée ». Cet événement mondial a été massivement qualifié, particulièrement dans les médias, de « libération de la parole des femmes ». #MeToo a été l’émergence la plus visible d’un mouvement féministe qui se reconstituait progressivement depuis le début des années 2010. S’il manifeste clairement que le sujet des violences sexistes et sexuelles est l’un des thèmes majeurs du féminisme actuel, la prise de parole féministe est un enjeu dans toutes les sphères et sur tous les thèmes d’inégalités : domestiques, économiques, etc. La réflexion qui suit explore donc les enjeux de la prise de parole dans le cadre des mouvements féministes. De par son importance dans ces mouvements, le thème de la parole et du témoignage autour des violences sexistes et sexuelles sera très présent. Tous les autres mouvements de luttes sociales ont le même enjeu de faire entendre leur voix et leur point de vue sur le monde et la réflexion déroulée ici peut en grande partie s’étendre sur les thèmes des discriminations racistes, classistes, validistes, etc.
Faire entendre nos récits et créer du commun
Malgré les qualifications de “libération de la parole”, la puissance de #MeToo comme mouvement mondial ne vient pas du fait qu’enfin les femmes parleraient des violences qu’elles ont subies. Comme l’écrit Valérie Rey-Robert sur son blog : « les femmes ont toujours parlé mais rien ne leur permettait de le faire aussi massivement. » Les réseaux sociaux ont permis aux femmes victimes de partager une expérience commune à travers le monde. C’est exactement ce que décrit Adèle Haenel dans sa prise de parole majeure sur Mediapart, le 4 novembre 2019 : « La prise de parole nous met en commun, ça fait de nous un peuple ». C’est se reconnaître des conditions matérielles d’existence communes et générer une discussion collective sur les violences sexistes et sexuelles. C’est aussi un acte de sororité, comme l’explique Cécile Duflot dans sa chronique à propos des femmes qui accusent PPDA.
Dans le podcast Fracas, Mona Gérardin-Laverge explique que la prise de parole pour #MeToo et plus généralement dans le militantisme, c’est aussi formuler son expérience, la faire exister, la mettre en commun et ainsi produire un rapport politique à son intimité et sa vie personnelle. Les mouvements féministes actuels comme ceux d’autres luttes sociales pour les personnes minorisées en ont pleinement conscience : les concernées prennent la parole pour dire leur oppression et faire entendre leurs récits. Pour que leurs voix portent, les féministes font grand usage des réseaux sociaux, créent de nouveaux médias et se constituent en organisations (associations, réseaux, collectifs…) pour diffuser leurs revendications au sein des structures existantes.
Décrire, analyser les dynamiques, c’est l’objet d’un film comme Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste de Marie Portolano et d’enquêtes journalistiques qui multiplient les témoignages comme celles de Libé sur PPDA, Le Monde sur les féminicides. L’accumulation permet de décrire les similitudes, d’en produire des analyses pour ensuite construire les outils du changement. Pour moi, lire et écouter les discours de toutes ces femmes, c’est entendre des récits qui ressemblent au mien, pouvoir ensuite dire “moi aussi” et avoir des outils pour analyser, des ressources pour transformer. Pour sortir de l’isolement de l’expérience individuelle, le besoin de se regrouper entre personnes qui partagent les mêmes expériences se fait sentir. C’est pour cela que j’ai constitué des groupes de discussions, d’abord au travail, puis avec d’autres réseaux. Les groupes de paroles sont un outil majeur des mouvements féministes depuis les années 1970, parce qu’ils permettent de regrouper ses forces et de prendre conscience d’une situation collective. Victoire Tuaillon propose un petit guide pratique pour en constituer dans le podcast Le Cœur sur la table. Cela permet d’établir des soutiens, des solidarités, de sortir de l’isolement et de la honte que peut générer une situation de violence, de prendre le temps de décrypter sans être interrompue ni mansplainée. Ces groupes sont en effet généralement non-mixtes, c’est-à-dire qu’ils se constituent sans la présence (et a minima sans la prise de parole) des hommes. C’est une nécessité pour éviter les dynamiques de dominations, particulièrement les comportements qui, comme on l’a vu, privent les femmes de la parole dans les espaces de conversation. Ce type de groupe se constitue pour partager des expériences communes de différentes discriminations : entre personnes non-blanches, LGBT ou porteuses de handicaps par exemple. Audrey Pulvar proposait a minima que les personnes blanches se taisent pour écouter les prises de paroles de celles et ceux qui subissent le racisme dans ces réunions dédiées. Cette phrase qui pourrait paraître consensuelle lui a valu une volée de bois vert (méthode de silenciation, comme on le verra dans la suite), la perspective de devoir se taire et écouter d’autres récits semblant insupportable pour certains.
Une parole toujours mise en doute
La préparation collective, en groupe, à la prise de parole publique permet également de préparer les outils de défense face aux réticences. Comme on l’a vu dans les articles précédents, nous avons plutôt l’habitude d’écouter la version masculine des récits et la parole des femmes a plutôt tendance à être disqualifiée d’office.
Souvent, les femmes qui dénoncent les violences qu’elles subissent se voient reprocher de n’avoir pas assez ou pas correctement verbalisé le fait qu’elles n’étaient pas d’accord. Nous sommes bercé·es, dans tant de productions culturelles, du stéréotype de la femme qui dit non alors qu’elle pense oui, qui finit par dire oui dans tous les cas. Encore une parole niée. En conséquence, le non n’a pas été bien compris par l’agresseur. Il y a ici, comme l’explique Corinne Monnet, l’utilisation du prétexte de « l’incommunication entre les sexes », c’est-à-dire que les femmes et les hommes auraient des modes de communication tellement différents que cela provoquerait des incompréhensions pouvant mener jusqu’au viol. Ce prétexte d’incommunication conduit à placer la responsabilité du viol sur la victime, ce qu’on appelle le victim-blaming. Pourtant, au vu des mécanismes conversationnels étudiés, on pourrait questionner la capacité d’écoute des hommes bien autant que celle de l’expression des femmes.
On emploie en permanence l’expression « libération de la parole des femmes » au fil des témoignages de violences sexuelles diffusées depuis #MeToo. Si l’effet de masse nous force à écouter, la majorité des femmes qui l’ont expérimenté savent que leurs propos seront toujours mis en doute, particulièrement quand leur agresseur est un homme de pouvoir et que leur dénonciation devient publique. C’est d’ailleurs évidemment le premier frein à leur prise de parole. Accusées de mentir, de chercher l’argent et la célébrité (stéréotype de la femme vénale), elles savent qu’il est préférable d’avoir de multiples témoignages contre un même homme pour être prise au sérieux et même dans ces conditions, leur parole est mise en doute. « Le major nous a dit que nos témoignages étaient des preuves, et que dans ce genre d’affaires il y en avait rarement d’autres. Mais si 23 femmes qui viennent parler, ce n’est pas une preuve, qu’est-ce que c’est une preuve ? » se demande justement Hélène Devynck après le classement sans suite de l’affaire PPDA. Si ces femmes ont initialement toutes porté leur témoignage devant la justice (avant pour certaines de les publier dans Libération), PPDA a lui profité de son rang pour se présenter sur les plateaux télés, bénéficier de son droit à la parole publique et accuser 23 femmes de mentir à son sujet.
Puisque #MeToo a libéré la parole, parler est devenu la norme, presque une injonction. Tout le monde considère maintenant qu’il est bon et important de parler. Mais nos stéréotypes nous rattrapent : attention à la manière ! Les femmes qui racontent leurs expériences, les violences vécues s’entendent reprocher les conditions de leur prise de parole. Ce n’est pas le bon moment – trop tard, si c’est 30 ans après, trop tôt, si c’est le lendemain -, pas le bon endroit – police/justice ou rien, personne d’autre ne veut entendre – , pas avec le bon ton – il faut rester digne, assez détruite par la violence pour être crédible mais pas trop en colère non plus. On en reparlera mais le sexisme n’est pas qu’une affaire judiciaire, on ne peut pas réclamer que ce soit le seul lieu d’écoute, au delà du fait qu’il n’est aujourd’hui même pas un lieu d’écoute adéquat pour ce qu’il est censé traiter. Au moment où des millions de femmes témoignaient via #MeToo et #balancetonporc, un homme m’avait exprimé sa crainte d’être faussement accusé par une hypothétique menteuse. La croyance que les femmes mentent est extrêmement répandue et entretenue par différents mécanismes que Valérie Rey Robert analyse de manière détaillée dans un article : « Une étude de 2010 menée en Suède a interrogé 211 officiers de police et 190 procureurs. 73.8% d’entre eux pensent que l’état psychique d’une victime nuit à la crédibilité de son témoignage. Une façon de parler considérée comme « inappropriée » face à la situation serait, pour 52% d’entre eux, une bonne raison pour remettre en cause le témoignage. Tous pensent qu’il y a plus de fausses déclarations de viol que de fausses déclarations d’agressions physique (à domicile ou ailleurs) ou pour vols à l’arraché. »
Emmanuel Macron (comme bien d’autres) a récemment parfaitement synthétisé cette injonction à parler comme il faut : « C’est bien que la parole se libère […] Nous ne voulons pas, non plus, d’une société de l’inquisition. ». Cette crainte d’une “société de l’inquisition” à cause des témoignages de violences sexuelles associe la parole des femmes à une menace, nous renvoyant au stéréotype de la femme agressive. De la même manière, quand elles s’expriment sur d’autres sujets de discriminations, les femmes exagèrent, n’ont pas bien perçu la situation, n’ont pas assez d’humour pour comprendre la blague sexiste, sont trop en colère voire hystériques. Leur parole, quand elles témoignent leur malaise ou leur souffrance, n’a pas lieu d’être entendue. Dans ces conditions, dire « Je te crois, tu as bien fait de m’en parler » quand une femme vous livre son témoignage, comme le recommandent de nombreux collectifs féministes tels que Nous Toutes ou En avant toutes devient carrément révolutionnaire.

Casseuses d’ambiance
Les dominations sexistes, racistes, homophobes, grossophobes et validistes font partie intégrante de notre ordre social actuel. Le sexisme – de même que toutes les autres discriminations – est tellement présent et courant que prendre la parole pour le désigner provoque plus de réactions que la parole sexiste initiale elle-même. Puisqu’on s’attend généralement à ce que les femmes se taisent, comme on l’a vu dans l’article précédent, dire le sexisme et les violences sexuelles est plus problématique que de les laisser advenir. C’est à la fois briser le tabou, le silence et déstabiliser l’ordre social habituel sur le moment. Dorothée Dussy analyse dans Le berceau des dominations à quel point dévoiler l’inceste perturbe plus l’ordre familial que l’inceste lui-même, souvent au détriment de la victime et pas de l’incesteur. Le sexisme, s’il est toujours très courant, est aujourd’hui considéré comme moralement inacceptable par une grande majorité de la population. En conséquence, être accusé de tenir des propos sexistes, est vu comme une mise au ban très violente, presque une infâmie (alors être accusé de violences sexuelles, imaginez). « Moi sexiste ? Impossible puisque je suis quelqu’un de bien. » Ces réactions rendent tout dialogue impossible et le retour de bâton est violent pour celles qui désignent le sexisme. Je dis celles volontairement, car on verra un peu plus loin la situation assez différente des hommes qui dénoncent le sexisme. Quand on le fait individuellement, c’est souvent s’exposer comme la relou qui n’a pas d’humour, la féministe de service qui casse l’ambiance, l’humour – parfois qualifié de potache – étant un prétexte universel pour couvrir des propos discriminants. Intervenir quand on est victime ou témoin de propos ou d’agissements sexistes peut être compliqué car on est conscient·e du risque de provoquer plus de violences encore. On peut être aussi sidéré par certains propos. Alice Coffin raconte, dans le podcast Fracas, comment à force d’activisme, elle a appris à mieux réagir et ne pas se laisser couper la parole par la sidération. A l’inverse, intervenir après coup est souvent déconsidéré car “trop tard”. Pourtant un rappel à l’ordre après coup peut éviter une réaction trop violente à l’accusation de sexisme.
:quality(70)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/liberation/QXIE2VXH6ZBCSAB4NH7V77EYKY.jpg)
A qui profite la liberté d’expression
L’une de ces réactions à l’accusation de sexisme, c’est d’agiter la menace de la censure, de la “cancel culture” et d’invoquer la liberté d’expression. Si vous désignez un propos ou une blague comme sexiste, raciste ou homophobe, vous avez pas mal de chances de vous entendre rétorquer « t’façon on peut plus rien dire ». Cette dynamique est très importante à analyser.

Si vous voulez votre mug de la géniale Sandrine Deloffre, c’est ici.
Les mouvements féministes, antiracistes, LGBTQI+ prennent aujourd’hui plus facilement la parole pour analyser les propos discriminatoires tenus par des artistes ou dans leurs œuvres. Les féministes critiquent par exemple la systématisation des histoires qui infériorisent les femmes, les objectifient, les réifient, et voudraient que d’autres récits portés par d’autres voix puissent avoir l’opportunité de se développer. Elles refusent de voir célébrés, applaudis, récompensés les artistes auteurs de violences sexuelles au détriment de leurs victimes souvent réduites au silence. Ces demandes sont assimilées à une volonté de censure. Pourtant, désigner le propos sexiste d’une œuvre ou d’un auteur, n’éteint pas son droit à la parole, qu’il ne s’est d’ailleurs pas privé de prendre. C’est simplement lui dire, de la même manière que lorsqu’on désigne le sexisme dans nos interactions quotidiennes : ce discours est discriminatoire, cela a des conséquences et c’est toi qui en porte la responsabilité. Quand Adèle Haenel crie « La honte ! » après le César attribué à Roman Polanski en mars 2020, elle ne demande pas l’interdiction de son film, elle proteste contre les honneurs attribués à un violeur. Faire appel à la liberté d’expression est ici en réalité une tentative de faire taire les critiques, souvent à propos d’hommes qui avaient largement l’opportunité d’une parole publique et s’en sont donc servi pour proférer des clichés. Ils avaient tellement l’habitude de dire des horreurs sans contradiction qu’ils assimilent la critique des ressorts discriminatoires de leur discours comme une “cancel culture”. Certains en sortent même des livres. Quelle ironie, d’être édité par de grandes maisons, puis de passer sur tous les plateaux faire sa promo, avec comme cœur de propos “on ne peut plus rien dire”. Pourtant, l’accès à la parole publique n’est pas disponible pour toutes et tous (cf. partie #1). Danièle Sallenave, interrogée dans le podcast Fracas explique, en référence notamment aux gilets jaunes, que par définition quand on n’a pas la parole, on est « illégitime à la liberté d’expression ». Ce sont bien ceux déjà en situation de pouvoir qui invoquent cette liberté. Depuis que les voix autrefois subalternes se font de mieux en mieux entendre pour critiquer le discours des dominants, ces derniers commencent à comprendre qu’ils ont perdu le monopole de la parole et tentent de dernières incantations pour garder leur place et leur pouvoir.

Une liste infinie de techniques de silenciation : qui censure qui ?
De la même manière que le silence des femmes est exigé, recherché pour mettre en place la domination masculine dans les interactions individuelles, la prise de parole collective des femmes dans le cadre des luttes féministes génère elle aussi des stratégies de silenciation, afin de maintenir la domination et d’empêcher de la rendre visible.
La première stratégie est celle du tone policing (modération du ton) « qui fait valoir que la manière dont la personne s’exprime n’est pas adéquate », comme l’expliquent parfaitement Les Brutes dans cette vidéo. L’injonction à se calmer est celle qu’a subi Ségolène Royal dans le débat de 2007 face à Nicolas Sarkozy. Pour bien vouloir écouter les femmes, on exige d’elles qu’elles soient aimables, qu’elles évitent l’hystérie et parlent dignement, calmement, de préférence avec le sourire pour rester jolie. Spoiler, en fait on attend d’elles le silence, pour continuer à ne pas les écouter. La critique du choix de vocabulaire employé est également un recours largement utilisé pour silencier. Le hashtag balance ton porc en a été un témoin flagrant. Des femmes donnaient à lire le récit de leurs agressions sexuelles, mais puisque le slogan utilisé pour le hashtag était trop violent envers les hommes, elles ne méritaient pas qu’on les écoute.

Les personnes qui étudient les discriminations (journalistes, chercheur·euses…) en étant elles-mêmes victimes de ces discriminations, sont régulièrement disqualifiées sous prétexte qu’elles seraient trop concernées (cf. partie #1). Alice Coffin raconte dans le podcast Genre aux poings qu’elle a souvent été déconsidérée comme journaliste, ramenée à son statut d’activiste, notamment pour traiter de La manif pour tous. Son engagement lié à sa condition de femme lesbienne l’extrait, aux yeux de beaucoup, de la possibilité d’une position neutre qui serait attendue pour traiter des sujets féministes et/ou LGBT. Pourtant, cet idéal neutre n’existe pas : on n’est pas non plus neutre quand on est non-concerné. Dans un processus de domination, il y a des dominants et des dominés, chacun parle de son point de vue. Exiger une neutralité qui n‘existe pas est en réalité un moyen d’invisibiliser les personnes concernées, de leur refuser la parole publique en les disqualifiant en raison de leur identité.
Minimiser l’expérience vécue d’une femme qui prend la parole sur les discriminations qu’elle vit et la renvoyer à l’intime, à l’individualité, est aussi une habitude courante. A propos du viol commis par Dominique Strauss-Kahn en 2011, Jack Lang avait dénoncé un « lynchage » de DSK et déclaré « il n’y a pas mort d’homme tout de même » au JT de France 2. Le vocabulaire et les expressions utilisées minimisent la situation et nous rappellent bien la hiérarchie : le viol d’une femme serait moins grave que de nuire à l’image de DSK. Autour d’autres sujets comme les inégalités salariales ou dans le partage du travail domestique, des discours comme « l’égalité est atteinte, les lois interdisent la discrimination » sont des manières ordinaires de délégitimer une discussion sur les inégalités existantes et de les minimiser. C’est d’ailleurs aussi utilisé sur d’autres discriminations : « le racisme n’existe pas, puisque c’est interdit ». Cela permet de renvoyer les situations discutées à une question de choix personnels et non de société, de ramener celle qui partage son expérience à une culpabilité individuelle de ne pas être assez “libre”. Si je suis seule responsable de ma situation, il n’y a donc plus lieu d’en parler publiquement.
Dans le cadre des violences sexuelles, les accusés se voient souvent réitérer publiquement la confiance de leurs proches : « je le connais, ce n’est pas un agresseur ». Ce fut le cas par exemple pour Nicolas Hulot en 2018 ou Gérald Darmanin en 2020. Ces démarches, souvent (mais pas seulement) du fait d’hommes qui expriment une forme de solidarité masculine (#brocode), constituent un environnement dont nous sommes toutes et tous témoins envoyant des signaux clairs sur la possibilité d’une prise de parole ou plutôt, l’invitation à rester dans le silence. Quand un homme sous le coup d’une enquête pour viol est nommé ministre de l’institution même qui mène l’enquête, c’est un témoin puissant de l’indifférence à la parole des femmes.
La contre-attaque est le moyen le plus utilisé par les personnalités publiques accusées de violences sexuelles. Se présenter sur tous les plateaux télés pour prendre la parole et ironiquement affirmer que la vérité ne se trouve pas sur les plateaux télés, puis annoncer porter plainte en diffamation, c’est ce qu’ont fait notamment Denis Baupin ou l’agresseur de Sandra Müller, la femme à l’initiative de #balancetonporc. Les femmes qui ont pris la parole pour se dire victimes se retrouvent ainsi sur le banc des accusé·es. Chercher à se légitimer par la voie judiciaire, officielle et institutionnelle, est un moyen efficace de les mettre en doute. Cela signifie qu’en tant que victime, pour prendre la parole, tenir sa parole, il faut beaucoup de ressources psychologiques et financières. La plainte en diffamation renvoie aussi au tout judiciaire, tout comme le rappel constant à la présomption d’innocence et les reproches faits à celles qui témoignent dans les médias que ce ne serait pas le bon endroit. La procédure judiciaire devient le seul espace où l’on a le droit de parler de violences sexuelles et tout propos hors de ce contexte devient inaudible. Discuter du sujet en tant que fait de société pour en montrer la prévalence devient impossible. Porter plainte ou se taire, donc.
Les femmes qui prennent la parole sur les réseaux sociaux sont très souvent victimes de cyber harcèlements d’ampleur, un autre type de contre-attaque. C’est ce que raconte le documentaire #SalePute des journalistes Myriam Levain et Florence Hainaut diffusé sur Arte. Les réseaux sociaux ont amplifié la voix des mouvements sociaux comme le féminisme mais aussi amplifié la voix de la misogynie. La modération des grandes plateformes est souvent dépassée par ces phénomènes (et ne s’y intéresse de toutes façons pas beaucoup). La seule solution alors disponible pour les personnes harcelées : se taire et disparaître. De nombreuses féministes ont été contraintes de se retirer des réseaux sociaux suite à des cyber harcèlements, privées ainsi de leur espace de prise de parole.

Ketsia Mutombo, cofondatrice du collectif, a donné une interview très éclairante dans le cadre du documentaire d’Arte, disponible sur Youtube : Cyberviolences : Quelles mécaniques à l’oeuvre ?
L’injonction au silence est puissante. Le prix à payer de l’exposition est tel que moins de femmes osent parler. Cela signifie que certaines conditions doivent être remplies pour que la prise de parole soit possible et engendre un changement au service d’une victime qui parle plutôt que de l’indifférence, voire une nouvelle silenciation. Adèle Haenel dans son intervention chez Mediapart explique très bien quelles ont été les conditions qui ont permis sa prise de parole publique avec une prise de risque limitée et des chances d’être entendue, notamment le fait qu’elle est aujourd’hui plus célèbre que son agresseur. Alors que l’enquête de Mediapart montre qu’elle avait parlé à l’époque des faits, que d’autres avaient pris la parole également pour la protéger mais avaient été écartés. Avant de parler, il est nécessaire d’estimer la reconnaissance qui sera attribuée à notre parole, d’être entourée pour faire face aux attaques, de s’assurer que cela ne mettra pas sa carrière à risque.
Le rôle de la parole des hommes dans le féminisme
Les mouvements féministes revendiquent aujourd’hui de prendre la parole à chaque moment sexiste, pour rendre visible la domination qui a longtemps été naturalisée. Ces mouvements ont des objectifs de justice sociale et d’égalité, des valeurs partagées par beaucoup, pas seulement les femmes. Ainsi, la question du rôle et de la place que peuvent prendre les hommes solidaires de ces objectifs se pose souvent. C’est une question large et complexe que nous allons aborder ici sous l’angle spécifique de la prise de parole.
Prendre sa part contre le patriarcat, en tant qu’homme allié des mouvements féministes, nécessite de prendre en compte les dynamiques de domination autour de la prise de parole décrites au fil de ces articles, c’est-à-dire travailler à ce que la parole des femmes soit mieux entendue et prise en compte. L’étape majeure pour être allié, c’est donc sans doute, assez simplement, d’apprendre à : se taire. Prendre en compte sa position et ne pas interrompre, ne pas mecxpliquer, ne pas discréditer, écouter et relayer les propos et les récits des femmes. Prendre la parole, oui, si c’est pour casser l’ambiance boys club en sensibilisant au sexisme d’autres hommes, qu’ils soient collègues, amis ou famille. Ne pas le faire seulement s’il y a une femme à proximité, ni en se mettant dans la position du chevalier blanc, protecteur des femmes : vous n’intervenez pas pour protéger une faible femme de propos dégradants ni n’attendez une récompense pour l’avoir fait, vous le faites car vous êtes vous-même en désaccord, mal à l’aise avec ceux-ci. Etre vigilant à ne pas le faire en empêchant une féministe de votre entourage de s’exprimer, mais s’assurer de la soutenir quand et si elle intervient.
Parfois, des hommes tentent de visibiliser certains problèmes liés au sexisme en se mettant à la place des femmes, pour vivre eux-mêmes la différence de traitement. En octobre 2019, une vidéo d’un homme se déguisant en femme et subissant le harcèlement de rue avait fait le buzz. Ces exemples obtiennent souvent un important écho médiatique, montrant à quel point le même discours est plus écouté quand il est tenu par un homme, comme si encore une fois, les femmes avaient exagéré leur vécu ou menti. Pour que l’ampleur du harcèlement et des violences sexuelles soit perçue à sa juste mesure, il faudrait qu’elle soit vécue et décrite par des hommes ? Sauf qu’on alimente encore ici les stéréotypes contre la parole des femmes et donc la domination masculine. On tourne en rond. L’avis des hommes sur la manière de mener la lutte féministe n’est pas pertinent, en plus d’être une nouvelle forme de mecsplication. Hiérarchiser l’importance des thématiques abordées par des féministes ou dire qu’une femme dessert sa cause parce que vous n’êtes pas convaincu par ses propos, c’est manquer d’empathie auprès de celle qui prend la parole et souvent en réalité parler depuis sa position de dominant. Cela revient à remettre en cause la parole des femmes en devenant au passage le donneur de leçons. Les hommes peuvent partager leur ressenti, ce qui les marquent, les gênent ou les font évoluer dans les sujets abordés par les féministes, mais ce ne peut pas être leur rôle de définir quelle est la bonne parole à avoir, la bonne manière de parler d’un sujet. Sinon, on retombe exactement dans les mécaniques de silenciation des femmes.
Les recommandations sont plutôt de se taire et écouter/lire, relayer les discours des femmes, la pensée des féministes, les recommander aux autres hommes, en discuter. A chaque fois que vous êtes en position de pouvoir sur la parole, de la prendre vous-même ou de la distribuer, posez-vous la question de comment la rendre plus équitable.
Des paroles puissantes
Depuis les années 2010 et le début de ce qu’on appelle aujourd’hui la quatrième vague féministe, dans tous les milieux, les femmes s’organisent pour reprendre la parole. Depuis #MeToo encore plus, comme une forme de relai entre femmes : je parle, tu parles, elles parlent. Elles sont nombreuses, militantes ou non, à prendre la parole sur les réseaux sociaux pour diffuser leurs récits et partager des analyses, en usant du hashtag comme nouvel outil de création de collectif et de soutien sororal. Dernièrement, ce sont #MeTooThéâtre, #MeTooPolitique et #DoublePeine qui ont permis de rendre visibles et audibles de nouvelles prises de parole. Les collages féministes contre les féminicides se sont répandus dans toutes les villes de France, revendiquant une prise de parole qui occupe l’espace public. Pour que les thèmes féministes soient abordés dans les journaux, de nouveaux médias aux formats diversifiés se montent : newsletters (par ex. Les Glorieuses, Règle30, Sorocité), podcasts (La Poudre, Un podcast à soi, Les couilles sur la table), magazines (La Déferlante, Women who do stuff). Les journalistes se regroupent en association avec Prenons la Une pour travailler collectivement à un meilleur traitement dans tous les médias des sujets féministes et un meilleur partage de la parole médiatique. Des collectifs féministes se montent dans de nombreux milieux professionnels et dans des structures militantes de multiples domaines pour, là aussi, revendiquer une juste place des femmes. Les marches féministes autour du 25 novembre & du 8 mars permettent de mettre en commun nos voix, au sens propre. Ça ne va pas s’arrêter de si tôt. Se regrouper est un excellent moyen de sortir de l’assignation au silence, de raconter et partager nos récits, de s’assurer d’écouter et de lire ceux des autres femmes. Se constituer comme corps politique et établir des liens de sororité importants permet de se donner la force d’intervenir à chaque situation sexiste et de proposer du soutien à celles qui subissent encore la silenciation.
Revendiquons le pouvoir de changement qu’ont nos prises de parole, comme l’exprime un collectif écoféministe québecois dans Faire partir du monde : « Les mots font de la magie. Ils changent le tissu du monde. Si une chose est dite, elle est déjà en train de contaminer le réel, ou du moins les esprits. »
