[Les reines du silence – Partie #3] Les féministes ne se tairont plus

Cette article est la troisième et dernière partie d’une série qui interroge le rapport à la parole en fonction de notre genre. Pour lire ou relire :
[Les reines du silence] La prise de parole des femmes en 3 parties (Introduction)
[Les reines du silence – Partie #1] Les hommes racontent l(es) histoire(s)
[Les reines du silence – Partie #2] Bavardes, vraiment ?
Si vous avez déjà tout lu, allons-y pour la partie #3.

Des féministes ont dessiné un bâillon symbolique sur leur visage lors d’une manifestation à l’appel du mouvement #niunamenos (« pas une de moins ») à Santiago au Chili, le 11 mai 2018, publiée dans Le Monde (MARTIN BERNETTI / AFP/GETTY IMAGES)

En octobre 2017 a lieu un mouvement mondial de dénonciation des violences sexistes et sexuelles sur les réseaux sociaux. Un très grand nombre de femmes, de manière massive, disent avec le hashtag #MeToo : « moi aussi j’ai été agressée, harcelée ou violée ». Cet événement mondial a été massivement qualifié, particulièrement dans les médias, de « libération de la parole des femmes ». #MeToo a été l’émergence la plus visible d’un mouvement féministe qui se reconstituait progressivement depuis le début des années 2010. S’il manifeste clairement que le sujet des violences sexistes et sexuelles est l’un des thèmes majeurs du féminisme actuel, la prise de parole féministe est un enjeu dans toutes les sphères et sur tous les thèmes d’inégalités : domestiques, économiques, etc. La réflexion qui suit explore donc les enjeux de la prise de parole dans le cadre des mouvements féministes. De par son importance dans ces mouvements, le thème de la parole et du témoignage autour des violences sexistes et sexuelles sera très présent. Tous les autres mouvements de luttes sociales ont le même enjeu de faire entendre leur voix et leur point de vue sur le monde et la réflexion déroulée ici peut en grande partie s’étendre sur les thèmes des discriminations racistes, classistes, validistes, etc.

Faire entendre nos récits et créer du commun

Malgré les qualifications de “libération de la parole”, la puissance de #MeToo comme mouvement mondial ne vient pas du fait qu’enfin les femmes parleraient des violences qu’elles ont subies. Comme l’écrit Valérie Rey-Robert sur son blog : « les femmes ont toujours parlé mais rien ne leur permettait de le faire aussi massivement. » Les réseaux sociaux ont permis aux femmes victimes de partager une expérience commune à travers le monde. C’est exactement ce que décrit Adèle Haenel dans sa prise de parole majeure sur Mediapart, le 4 novembre 2019 : « La prise de parole nous met en commun, ça fait de nous un peuple ». C’est se reconnaître des conditions matérielles d’existence communes et générer une discussion collective sur les violences sexistes et sexuelles. C’est aussi un acte de sororité, comme l’explique Cécile Duflot dans sa chronique à propos des femmes qui accusent PPDA.
Dans le podcast Fracas, Mona Gérardin-Laverge explique que la prise de parole pour #MeToo et plus généralement dans le militantisme, c’est aussi formuler son expérience, la faire exister, la mettre en commun et ainsi produire un rapport politique à son intimité et sa vie personnelle. Les mouvements féministes actuels comme ceux d’autres luttes sociales pour les personnes minorisées en ont pleinement conscience : les concernées prennent la parole pour dire leur oppression et faire entendre leurs récits. Pour que leurs voix portent, les féministes font grand usage des réseaux sociaux, créent de nouveaux médias et se constituent en organisations (associations, réseaux, collectifs…) pour diffuser leurs revendications au sein des structures existantes. 

Décrire, analyser les dynamiques, c’est l’objet d’un film comme Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste de Marie Portolano et d’enquêtes journalistiques qui multiplient les témoignages comme celles de Libé sur PPDA, Le Monde sur les féminicides. L’accumulation permet de décrire les similitudes, d’en produire des analyses pour ensuite construire les outils du changement. Pour moi, lire et écouter les discours de toutes ces femmes, c’est entendre des récits qui ressemblent au mien, pouvoir ensuite dire “moi aussi” et avoir des outils pour analyser, des ressources pour transformer. Pour sortir de l’isolement de l’expérience individuelle, le besoin de se regrouper entre personnes qui partagent les mêmes expériences se fait sentir. C’est pour cela que j’ai constitué des groupes de discussions, d’abord au travail, puis avec d’autres réseaux. Les groupes de paroles sont un outil majeur des mouvements féministes depuis les années 1970, parce qu’ils permettent de regrouper ses forces et de prendre conscience d’une situation collective. Victoire Tuaillon propose un petit guide pratique pour en constituer dans le podcast Le Cœur sur la table. Cela permet d’établir des soutiens, des solidarités, de sortir de l’isolement et de la honte que peut générer une situation de violence, de prendre le temps de décrypter sans être interrompue ni mansplainée. Ces groupes sont en effet généralement non-mixtes, c’est-à-dire qu’ils se constituent sans la présence (et a minima sans la prise de parole) des hommes. C’est une nécessité pour éviter les dynamiques de dominations, particulièrement les comportements qui, comme on l’a vu, privent les femmes de la parole dans les espaces de conversation. Ce type de groupe se constitue pour partager des expériences communes de différentes discriminations : entre personnes non-blanches, LGBT ou porteuses de handicaps par exemple. Audrey Pulvar proposait a minima que les personnes blanches se taisent pour écouter les prises de paroles de celles et ceux qui subissent le racisme dans ces réunions dédiées. Cette phrase qui pourrait paraître consensuelle lui a valu une volée de bois vert (méthode de silenciation, comme on le verra dans la suite), la perspective de devoir se taire et écouter d’autres récits semblant insupportable pour certains.

Une parole toujours mise en doute

La préparation collective, en groupe, à la prise de parole publique permet également de préparer les outils de défense face aux réticences. Comme on l’a vu dans les articles précédents, nous avons plutôt l’habitude d’écouter la version masculine des récits et la parole des femmes a plutôt tendance à être disqualifiée d’office. 

Souvent, les femmes qui dénoncent les violences qu’elles subissent se voient reprocher de n’avoir pas assez ou pas correctement verbalisé le fait qu’elles n’étaient pas d’accord. Nous sommes bercé·es, dans tant de productions culturelles, du stéréotype de la femme qui dit non alors qu’elle pense oui, qui finit par dire oui dans tous les cas. Encore une parole niée. En conséquence, le non n’a pas été bien compris par l’agresseur. Il y a ici, comme l’explique Corinne Monnet, l’utilisation du prétexte de « l’incommunication entre les sexes », c’est-à-dire que les femmes et les hommes auraient des modes de communication tellement différents que cela provoquerait des incompréhensions pouvant mener jusqu’au viol. Ce prétexte d’incommunication conduit à placer la responsabilité du viol sur la victime, ce qu’on appelle le victim-blaming. Pourtant, au vu des mécanismes conversationnels étudiés, on pourrait questionner la capacité d’écoute des hommes bien autant que celle de l’expression des femmes.

On emploie en permanence l’expression « libération de la parole des femmes » au fil des témoignages de violences sexuelles diffusées depuis #MeToo. Si l’effet de masse nous force à écouter, la majorité des femmes qui l’ont expérimenté savent que leurs propos seront toujours mis en doute, particulièrement quand leur agresseur est un homme de pouvoir et que leur dénonciation devient publique. C’est d’ailleurs évidemment le premier frein à leur prise de parole. Accusées de mentir, de chercher l’argent et la célébrité (stéréotype de la femme vénale), elles savent qu’il est préférable d’avoir de multiples témoignages contre un même homme pour être prise au sérieux et même dans ces conditions, leur parole est mise en doute. « Le major nous a dit que nos témoignages étaient des preuves, et que dans ce genre d’affaires il y en avait rarement d’autres. Mais si 23 femmes qui viennent parler, ce n’est pas une preuve, qu’est-ce que c’est une preuve ? » se demande justement Hélène Devynck après le classement sans suite de l’affaire PPDA. Si ces femmes ont initialement toutes porté leur témoignage devant la justice (avant pour certaines de les publier dans Libération), PPDA a lui profité de son rang pour se présenter sur les plateaux télés, bénéficier de son droit à la parole publique et accuser 23 femmes de mentir à son sujet.

Puisque #MeToo a libéré la parole, parler est devenu la norme, presque une injonction. Tout le monde considère maintenant qu’il est bon et important de parler. Mais nos stéréotypes nous rattrapent : attention à la manière ! Les femmes qui racontent leurs expériences, les violences vécues s’entendent reprocher les conditions de leur prise de parole. Ce n’est pas le bon moment – trop tard, si c’est 30 ans après, trop tôt, si c’est le lendemain -, pas le bon endroit – police/justice ou rien, personne d’autre ne veut entendre – , pas avec le bon ton – il faut rester digne, assez détruite par la violence pour être crédible mais pas trop en colère non plus. On en reparlera mais le sexisme n’est pas qu’une affaire judiciaire, on ne peut pas réclamer que ce soit le seul lieu d’écoute, au delà du fait qu’il n’est aujourd’hui même pas un lieu d’écoute adéquat pour ce qu’il est censé traiter. Au moment où des millions de femmes témoignaient via #MeToo et #balancetonporc, un homme m’avait exprimé sa crainte d’être faussement accusé par une hypothétique menteuse. La croyance que les femmes mentent est extrêmement répandue et entretenue par différents mécanismes que Valérie Rey Robert analyse de manière détaillée dans un article : « Une étude de 2010 menée en Suède a interrogé 211 officiers de police et 190 procureurs. 73.8% d’entre eux pensent que l’état psychique d’une victime nuit à la crédibilité de son témoignage. Une façon de parler considérée comme « inappropriée » face à la situation serait, pour 52% d’entre eux, une bonne raison pour remettre en cause le témoignage. Tous pensent qu’il y a plus de fausses déclarations de viol que de fausses déclarations d’agressions physique (à domicile ou ailleurs) ou pour vols à l’arraché. »
Emmanuel Macron (comme bien d’autres) a récemment parfaitement synthétisé cette injonction à parler comme il faut : « C’est bien que la parole se libère […] Nous ne voulons pas, non plus, d’une société de l’inquisition. ». Cette crainte d’une “société de l’inquisition” à cause des témoignages de violences sexuelles associe la parole des femmes à une menace, nous renvoyant au stéréotype de la femme agressive. De la même manière, quand elles s’expriment sur d’autres sujets de discriminations, les femmes exagèrent, n’ont pas bien perçu la situation, n’ont pas assez d’humour pour comprendre la blague sexiste, sont trop en colère voire hystériques. Leur parole, quand elles témoignent leur malaise ou leur souffrance, n’a pas lieu d’être entendue. Dans ces conditions, dire « Je te crois, tu as bien fait de m’en parler » quand une femme vous livre son témoignage, comme le recommandent de nombreux collectifs féministes tels que Nous Toutes ou En avant toutes devient carrément révolutionnaire.

Visuel de communication de l’organisation #NousToutes

Casseuses d’ambiance

Les dominations sexistes, racistes, homophobes, grossophobes et validistes font partie intégrante de notre ordre social actuel. Le sexisme – de même que toutes les autres discriminations – est tellement présent et courant que prendre la parole pour le désigner provoque plus de réactions que la parole sexiste initiale elle-même. Puisqu’on s’attend généralement à ce que les femmes se taisent, comme on l’a vu dans l’article précédent, dire le sexisme et les violences sexuelles est plus problématique que de les laisser advenir. C’est à la fois briser le tabou, le silence et déstabiliser l’ordre social habituel sur le moment. Dorothée Dussy analyse dans Le berceau des dominations à quel point dévoiler l’inceste perturbe plus l’ordre familial que l’inceste lui-même, souvent au détriment de la victime et pas de l’incesteur. Le sexisme, s’il est toujours très courant, est aujourd’hui considéré comme moralement inacceptable par une grande majorité de la population. En conséquence, être accusé de tenir des propos sexistes, est vu comme une mise au ban très violente, presque une infâmie (alors être accusé de violences sexuelles, imaginez). « Moi sexiste ? Impossible puisque je suis quelqu’un de bien. » Ces réactions rendent tout dialogue impossible et le retour de bâton est violent pour celles qui désignent le sexisme. Je dis celles volontairement, car on verra un peu plus loin la situation assez différente des hommes qui dénoncent le sexisme. Quand on le fait individuellement, c’est souvent s’exposer comme la relou qui n’a pas d’humour, la féministe de service qui casse l’ambiance, l’humour – parfois qualifié de potache –  étant un prétexte universel pour couvrir des propos discriminants. Intervenir quand on est victime ou témoin de propos ou d’agissements sexistes peut être compliqué car on est conscient·e du risque de provoquer plus de violences encore. On peut être aussi sidéré par certains propos. Alice Coffin raconte, dans le podcast Fracas, comment à force d’activisme, elle a appris à mieux réagir et ne pas se laisser couper la parole par la sidération. A l’inverse, intervenir après coup est souvent déconsidéré car “trop tard”. Pourtant un rappel à l’ordre après coup peut éviter une réaction trop violente à l’accusation de sexisme.

Adèle Haenel a quitté la cérémonie des Césars en février 2020, à l’annonce du César remis à Roman Polanski (Photo Nasser Berzane. ABACA). Virginie Despentes en a tiré une tribune publiée dans Libération « Désormais, on se lève et on se barre »

A qui profite la liberté d’expression

L’une de ces réactions à l’accusation de sexisme, c’est d’agiter la menace de la censure, de la “cancel culture” et d’invoquer la liberté d’expression. Si vous désignez un propos ou une blague comme sexiste, raciste ou homophobe, vous avez pas mal de chances de vous entendre rétorquer « t’façon on peut plus rien dire ». Cette dynamique est très importante à analyser.

Sur les réseaux sociaux, la phrase “on peut plus rien dire” est moqué.
Si vous voulez votre mug de la géniale Sandrine Deloffre, c’est ici.

Les mouvements féministes, antiracistes, LGBTQI+ prennent aujourd’hui plus facilement la parole pour analyser les propos discriminatoires tenus par des artistes ou dans leurs œuvres. Les féministes critiquent par exemple la systématisation des histoires qui infériorisent les femmes, les objectifient, les réifient, et voudraient que d’autres récits portés par d’autres voix puissent avoir l’opportunité de se développer. Elles refusent de voir célébrés, applaudis, récompensés les artistes auteurs de violences sexuelles au détriment de leurs victimes souvent réduites au silence. Ces demandes sont assimilées à une volonté de censure. Pourtant, désigner le propos sexiste d’une œuvre ou d’un auteur, n’éteint pas son droit à la parole, qu’il ne s’est d’ailleurs pas privé de prendre. C’est simplement lui dire, de la même manière que lorsqu’on désigne le sexisme dans nos interactions quotidiennes  : ce discours est discriminatoire, cela a des conséquences et c’est toi qui en porte la responsabilité. Quand Adèle Haenel crie « La honte ! » après le César attribué à Roman Polanski en mars 2020, elle ne demande pas l’interdiction de son film, elle proteste contre les honneurs attribués à un violeur. Faire appel à la liberté d’expression est ici en réalité une tentative de faire taire les critiques, souvent à propos d’hommes qui avaient largement l’opportunité d’une parole publique et s’en sont donc servi pour proférer des clichés. Ils avaient tellement l’habitude de dire des horreurs sans contradiction qu’ils assimilent la critique des ressorts discriminatoires de leur discours comme une “cancel culture”. Certains en sortent même des livres. Quelle ironie, d’être édité par de grandes maisons, puis de passer sur tous les plateaux faire sa promo, avec comme cœur de propos “on ne peut plus rien dire”. Pourtant, l’accès à la parole publique n’est pas disponible pour toutes et tous (cf. partie #1). Danièle Sallenave, interrogée dans le podcast Fracas explique, en référence notamment aux gilets jaunes, que par définition quand on n’a pas la parole, on est « illégitime à la liberté d’expression ». Ce sont bien ceux déjà en situation de pouvoir qui invoquent cette liberté. Depuis que les voix autrefois subalternes se font de mieux en mieux entendre pour critiquer le discours des dominants, ces derniers commencent à comprendre qu’ils ont perdu le monopole de la parole et tentent de dernières incantations pour garder leur place et leur pouvoir.

Alain Finkielkraut est devenu un mème, après s’être énervé sur un plateau télé

Une liste infinie de techniques de silenciation : qui censure qui ?

De la même manière que le silence des femmes est exigé, recherché pour mettre en place la domination masculine dans les interactions individuelles, la prise de parole collective des femmes dans le cadre des luttes féministes génère elle aussi des stratégies de silenciation, afin de maintenir la domination et d’empêcher de la rendre visible.

La première stratégie est celle du tone policing (modération du ton) « qui fait valoir que la manière dont la personne s’exprime n’est pas adéquate », comme l’expliquent parfaitement Les Brutes dans cette vidéo. L’injonction à se calmer est celle qu’a subi Ségolène Royal dans le débat de 2007 face à Nicolas Sarkozy. Pour bien vouloir écouter les femmes, on exige d’elles qu’elles soient aimables, qu’elles évitent l’hystérie et parlent dignement, calmement, de préférence avec le sourire pour rester jolie. Spoiler, en fait on attend d’elles le silence, pour continuer à ne pas  les écouter. La critique du choix de vocabulaire employé est également un recours largement utilisé pour silencier. Le hashtag balance ton porc en a été un témoin flagrant. Des femmes donnaient à lire le récit de leurs agressions sexuelles, mais puisque le slogan utilisé pour le hashtag était trop violent envers les hommes, elles ne méritaient pas qu’on les écoute.

Dans l’émission C ce soir sur France 5, Titiou Lecoq verbalise l’effet concret d’un livre comme Où en sont-elles ? d’Emmanuel Todd, où il use de cette police du ton, en expliquant les défauts d’un féminisme qu’il considère « antagoniste » en prenant notamment l’exemple de balancetonporc. Dans cette émission, Emmanuel Todd précise n’avoir rien lu des et sur les mouvements féministes pour ce livre, car je cite « les détails ne [l’]intéressent pas ».

Les personnes qui étudient les discriminations (journalistes, chercheur·euses…) en étant elles-mêmes victimes de ces discriminations, sont régulièrement disqualifiées sous prétexte qu’elles seraient trop concernées (cf. partie #1). Alice Coffin raconte dans le podcast Genre aux poings qu’elle a souvent été déconsidérée comme journaliste, ramenée à son statut d’activiste, notamment pour traiter de La manif pour tous. Son engagement lié à sa condition de femme lesbienne l’extrait, aux yeux de beaucoup, de la possibilité d’une position neutre qui serait attendue pour traiter des sujets féministes et/ou LGBT. Pourtant, cet idéal neutre n’existe pas : on n’est pas non plus neutre quand on est non-concerné. Dans un processus de domination, il y a des dominants et des dominés, chacun parle de son point de vue. Exiger une neutralité qui n‘existe pas est en réalité un moyen d’invisibiliser les personnes concernées, de leur refuser la parole publique en les disqualifiant en raison de leur identité.

Minimiser l’expérience vécue d’une femme qui prend la parole sur les discriminations qu’elle vit et la renvoyer à l’intime, à l’individualité, est aussi une habitude courante. A propos du viol commis par Dominique Strauss-Kahn en 2011, Jack Lang avait dénoncé un « lynchage » de DSK et déclaré « il n’y a pas mort d’homme tout de même » au JT de France 2. Le vocabulaire et les expressions utilisées minimisent la situation et nous rappellent bien la hiérarchie : le viol d’une femme serait moins grave que de nuire à l’image de DSK. Autour d’autres sujets comme les inégalités salariales ou dans le partage du travail domestique, des discours comme « l’égalité est atteinte, les lois interdisent la discrimination » sont des manières ordinaires de délégitimer une discussion sur les inégalités existantes et de les minimiser. C’est d’ailleurs aussi utilisé sur d’autres discriminations : « le racisme n’existe pas, puisque c’est interdit ». Cela permet de renvoyer les situations discutées à une question de choix personnels et non de société, de ramener celle qui partage son expérience à une culpabilité individuelle de ne pas être assez “libre”. Si je suis seule responsable de ma situation, il n’y a donc plus lieu d’en parler publiquement.

Dans le cadre des violences sexuelles, les accusés se voient souvent réitérer publiquement la confiance de leurs proches : « je le connais, ce n’est pas un agresseur ». Ce fut le cas par exemple pour Nicolas Hulot en 2018 ou Gérald Darmanin en 2020. Ces démarches, souvent (mais pas seulement) du fait d’hommes qui expriment une forme de solidarité masculine (#brocode), constituent un environnement dont nous sommes toutes et tous témoins envoyant des signaux clairs sur la possibilité d’une prise de parole ou plutôt, l’invitation à rester dans le silence. Quand un homme sous le coup d’une enquête pour viol est nommé ministre de l’institution même qui mène l’enquête, c’est un témoin puissant de l’indifférence à la parole des femmes.

La contre-attaque est le moyen le plus utilisé par les personnalités publiques accusées de violences sexuelles. Se présenter sur tous les plateaux télés pour prendre la parole et ironiquement affirmer que la vérité ne se trouve pas sur les plateaux télés, puis annoncer porter plainte en diffamation, c’est ce qu’ont fait notamment Denis Baupin ou l’agresseur de Sandra Müller, la femme à l’initiative de #balancetonporc. Les femmes qui ont pris la parole pour se dire victimes se retrouvent ainsi sur le banc des accusé·es. Chercher à se légitimer par la voie judiciaire, officielle et institutionnelle, est un moyen efficace de les mettre en doute. Cela signifie qu’en tant que victime, pour prendre la parole, tenir sa parole, il faut beaucoup de ressources psychologiques et financières. La plainte en diffamation renvoie aussi au tout judiciaire, tout comme le rappel constant à la présomption d’innocence et les reproches faits à celles qui témoignent dans les médias que ce ne serait pas le bon endroit. La procédure judiciaire devient le seul espace où l’on a le droit de parler de violences sexuelles et tout propos hors de ce contexte devient inaudible. Discuter du sujet en tant que fait de société pour en montrer la prévalence devient impossible. Porter plainte ou se taire, donc. 
Les femmes qui prennent la parole sur les réseaux sociaux sont très souvent victimes de cyber harcèlements d’ampleur, un autre type de contre-attaque. C’est ce que raconte le documentaire #SalePute des journalistes Myriam Levain et Florence Hainaut diffusé sur Arte. Les réseaux sociaux ont amplifié la voix des mouvements sociaux comme le féminisme mais aussi amplifié la voix de la misogynie. La modération des grandes plateformes est souvent dépassée par ces phénomènes (et ne s’y intéresse de toutes façons pas beaucoup). La seule solution alors disponible pour les personnes harcelées : se taire et disparaître. De nombreuses féministes ont été contraintes de se retirer des réseaux sociaux suite à des cyber harcèlements, privées ainsi de leur espace de prise de parole.

Le collectif Féministes contre le cyber harcèlement propose sur son site de nombreuses ressources pour aider les victimes.
Ketsia Mutombo, cofondatrice du collectif, a donné une interview très éclairante dans le cadre du documentaire d’Arte, disponible sur Youtube : Cyberviolences : Quelles mécaniques à l’oeuvre ?

L’injonction au silence est puissante. Le prix à payer de l’exposition est tel que moins de femmes osent parler. Cela signifie que certaines conditions doivent être remplies pour que la prise de parole soit possible et engendre un changement au service d’une victime qui parle plutôt que de l’indifférence, voire une nouvelle silenciation. Adèle Haenel dans son intervention chez Mediapart explique très bien quelles ont été les conditions qui ont permis sa prise de parole publique avec une prise de risque limitée et des chances d’être entendue, notamment le fait qu’elle est aujourd’hui plus célèbre que son agresseur. Alors que l’enquête de Mediapart montre qu’elle avait parlé à l’époque des faits, que d’autres avaient pris la parole également pour la protéger mais avaient été écartés. Avant de parler, il est nécessaire d’estimer la reconnaissance qui sera attribuée à notre parole, d’être entourée pour faire face aux attaques, de s’assurer que cela ne mettra pas sa carrière à risque.

Le rôle de la parole des hommes dans le féminisme

Les mouvements féministes revendiquent aujourd’hui de prendre la parole à chaque moment sexiste, pour rendre visible la domination qui a longtemps été naturalisée. Ces mouvements ont des objectifs de justice sociale et d’égalité, des valeurs partagées par beaucoup, pas seulement les femmes. Ainsi, la question du rôle et de la place que peuvent prendre les hommes solidaires de ces objectifs se pose souvent. C’est une question large et complexe que nous allons aborder ici sous l’angle spécifique de la prise de parole. 

Prendre sa part contre le patriarcat, en tant qu’homme allié des mouvements féministes, nécessite de prendre en compte les dynamiques de domination autour de la prise de parole décrites au fil de ces articles, c’est-à-dire travailler à ce que la parole des femmes soit mieux entendue et prise en compte. L’étape majeure pour être allié, c’est donc sans doute, assez simplement, d’apprendre à : se taire. Prendre en compte sa position et ne pas interrompre, ne pas mecxpliquer, ne pas discréditer, écouter et relayer les propos et les récits des femmes. Prendre la parole, oui, si c’est pour casser l’ambiance boys club en sensibilisant au sexisme d’autres hommes, qu’ils soient collègues, amis ou famille. Ne pas le faire seulement s’il y a une femme à proximité, ni en se mettant dans la position du chevalier blanc, protecteur des femmes : vous n’intervenez pas pour protéger une faible femme de propos dégradants ni n’attendez une récompense pour l’avoir fait, vous le faites car vous êtes vous-même en désaccord, mal à l’aise avec ceux-ci. Etre vigilant à ne pas le faire en empêchant une féministe de votre entourage de s’exprimer, mais s’assurer de la soutenir quand et si elle intervient.

Parfois, des hommes tentent de visibiliser certains problèmes liés au sexisme en se mettant à la place des femmes, pour vivre eux-mêmes la différence de traitement. En octobre 2019, une vidéo d’un homme se déguisant en femme et subissant le harcèlement de rue avait fait le buzz. Ces exemples obtiennent souvent un important écho médiatique, montrant à quel point le même discours est plus écouté quand il est tenu par un homme, comme si encore une fois, les femmes avaient exagéré leur vécu ou menti. Pour que l’ampleur du harcèlement et des violences sexuelles soit perçue à sa juste mesure, il faudrait qu’elle soit vécue et décrite par des hommes ? Sauf qu’on alimente encore ici les stéréotypes contre la parole des femmes et donc la domination masculine. On tourne en rond. L’avis des hommes sur la manière de mener la lutte féministe n’est pas pertinent, en plus d’être une nouvelle forme de mecsplication. Hiérarchiser l’importance des thématiques abordées par des féministes ou dire qu’une femme dessert sa cause parce que vous n’êtes pas convaincu par ses propos, c’est manquer d’empathie auprès de celle qui prend la parole et souvent en réalité parler depuis sa position de dominant. Cela revient à remettre en cause la parole des femmes en devenant au passage le donneur de leçons. Les hommes peuvent partager leur ressenti, ce qui les marquent, les gênent ou les font évoluer dans les sujets abordés par les féministes, mais ce ne peut pas être leur rôle de définir quelle est la bonne parole à avoir, la bonne manière de parler d’un sujet. Sinon, on retombe exactement dans les mécaniques de silenciation des femmes. 

Les recommandations sont plutôt de se taire et écouter/lire, relayer les discours des femmes, la pensée des féministes, les recommander aux autres hommes, en discuter. A chaque fois que vous êtes en position de pouvoir sur la parole, de la prendre vous-même ou de la distribuer, posez-vous la question de comment la rendre plus équitable.

Des paroles puissantes

Depuis les années 2010 et le début de ce qu’on appelle aujourd’hui la quatrième vague féministe, dans tous les milieux, les femmes s’organisent pour reprendre la parole. Depuis #MeToo encore plus, comme une forme de relai entre femmes : je parle, tu parles, elles parlent. Elles sont nombreuses, militantes ou non, à prendre la parole sur les réseaux sociaux pour diffuser leurs récits et partager des analyses, en usant du hashtag comme nouvel outil de création de collectif et de soutien sororal. Dernièrement, ce sont #MeTooThéâtre, #MeTooPolitique et #DoublePeine qui ont permis de rendre visibles et audibles de nouvelles prises de parole. Les collages féministes contre les féminicides se sont répandus dans toutes les villes de France, revendiquant une prise de parole qui occupe l’espace public. Pour que les thèmes féministes soient abordés dans les journaux, de nouveaux médias aux formats diversifiés se montent : newsletters (par ex. Les Glorieuses, Règle30, Sorocité), podcasts (La Poudre, Un podcast à soi, Les couilles sur la table), magazines (La Déferlante, Women who do stuff). Les journalistes se regroupent en association avec Prenons la Une pour travailler collectivement à un meilleur traitement dans tous les médias des sujets féministes et un meilleur partage de la parole médiatique. Des collectifs féministes se montent dans de nombreux milieux professionnels et dans des structures militantes de multiples domaines pour, là aussi, revendiquer une juste place des femmes. Les marches féministes autour du 25 novembre & du 8 mars permettent de mettre en commun nos voix, au sens propre. Ça ne va pas s’arrêter de si tôt. Se regrouper est un excellent moyen de sortir de l’assignation au silence, de raconter et partager nos récits, de s’assurer d’écouter et de lire ceux des autres femmes. Se constituer comme corps politique et établir des liens de sororité importants permet de se donner la force d’intervenir à chaque situation sexiste et de proposer du soutien à celles qui subissent encore la silenciation. 

Revendiquons le pouvoir de changement qu’ont nos prises de parole, comme l’exprime un collectif écoféministe québecois dans Faire partir du monde : « Les mots font de la magie. Ils changent le tissu du monde. Si une chose est dite, elle est déjà en train de contaminer le réel, ou du moins les esprits. »

Photo de la page 24 du livre Notre colère sur vos murs du collectif Collages Féminicides Paris

[Les reines du silence – Partie #2] Bavardes, vraiment ?

Cette article est la seconde partie d’une série qui interroge le rapport à la parole en fonction de notre genre. Pour lire ou relire :
[Les reines du silence] La prise de parole des femmes en 3 parties (Introduction)
[Les reines du silence – Partie #1] Les hommes racontent l(es) histoire(s)
Si vous avez déjà tout lu, allons-y pour la partie #2.

Passée l’étape de l’accès à la prise de parole, la manière dont celle-ci est perçue est régie par des dynamiques de genre, comme on l’a rapidement abordé dans la première partie. Nos stéréotypes sont à l’œuvre selon qu’un discours est prononcé par des hommes ou des femmes. D’ailleurs, un mythe est bien ancré depuis nos plus jeunes années : les femmes seraient trop bavardes. Ce mythe permet de rendre illégitimes les sujets de discussion des femmes entre elles, qualifiés de bavardages : elles parleraient donc pour ne rien dire ou de sujets dignes de peu d’intérêt. Comme pour désigner les femmes elles-mêmes, nous avons toute une palette de vocabulaire péjoratif pour désigner celles qui parlent trop : elles sont pipelettes ou commères, des mots rarement utilisés au masculin. L’animalisation est aussi utilisée pour décrédibiliser leur parole : les femmes piaillent, caquètent, jacassent et cancanent, leurs conversations sont assimilées à un bruit de fond désagréable. Ce fut d’ailleurs la stratégie d’un député UMP pour faire taire Véronique Massonneau à l’Assemblée Nationale en imitant une poule pendant sa prise de parole, montrant qu’il percevait le discours de son opposante comme rien de plus intéressant que le caquètement d’une poule.

Recherche Google Images sur le mot pipelette : de quoi alimenter le stéréotype. Le Larousse en ligne nous apprend que le masculin pipelet est rare.

Sois belle et tais-toi

Si le stéréotype de la femme bavarde est aussi répandu, il n’a en réalité « jamais pu être confirmé par une seule étude », comme l’explique Corinne Monnet dans cet article très intéressant de 1998 que je vous recommande dans son intégralité. J’en ferai plusieurs citations ici. Diverses études et analyses ont montré que les hommes parlent plus que les femmes, particulièrement dans les contextes formels et publics où la prise de parole est un facteur d’influence sociale (cf. partie 1). Corinne Monnet donne une explication plus crédible à ce stéréotype de la femme bavarde, citant l’analyse de Dale Spender en 1980 :  « Ce n’est pas en comparaison du temps de parole des hommes que les femmes sont jugées bavardes mais en comparaison des femmes silencieuses. La norme ici n’est pas le masculin mais le silence, puisque nous devrions toutes être des femmes silencieuses. » D’ailleurs tous les guides de la “bonne épouse”, au moins depuis La perfecta casada (La femme parfaite) de Fray Luis de Leon en 1583, jusqu’aux articles des magazines féminins dans les années 1950 (sans doute encore plus tard) nous apprennent à garder le silence pour rester d’une “compagnie agréable pour son mari”. Sois belle et tais-toi comme chantait Serge Gainsbourg en 1960.
Ne nous réjouissons pas trop vite que tout cela soit apparemment derrière nous, l’injonction au silence est bien actuelle pour les femmes. C’est d’ailleurs un ressort humoristique courant – et sexiste – : ma femme voudrait discuter, mais moi je préfère (rayer les mentions inutiles) regarder le foot / baiser / jouer aux jeux vidéos.

Sans doute en raison de ce stéréotype, on a même tendance à surestimer le temps de parole des femmes. C’est ce que deux chercheuses néerlandaises, Anne Cutler et Donia Scott ont montré dans une étude de 1990 dont la procédure est expliquée dans cet article de la linguiste Maria Candea. Quand les femmes ont la moitié du temps de parole, nous croyons qu’elles ont parlé plus longtemps.

Les mécanismes de la conversation maintiennent le silence des femmes

On l’a vu, les femmes accèdent bien rarement à la moitié du temps de parole et sont en réalité souvent ramenées au silence. Plusieurs mécanismes permettent de maintenir cet état de fait : vous avez sans doute entendu parler des phénomènes, particulièrement agaçants quand on les subit, de manterrupting et de mansplaining (parfois traduit mecsplication en français ou pénisplication au Québec).
Le manterrupting (contraction de man – homme et interrupting – interrompre), c’est la tendance des hommes à interrompre un discours, surtout au détriment des femmes. En France, lors du débat télévisé pour la primaire de la droite en 2017, Nathalie Kosciusko-Morizet a été interrompue 27 fois alors que ses concurrents masculins l’ont été entre 9 et 12 fois. Ce phénomène assez courant a été étudié et montre encore une fois, le lien entre la prise de parole et la prise de pouvoir. C’est ce que Noémie Renard synthétise dans cet article qui explore le rapport entre genre et parole : « D’après une méta-analyse de 1998, qui recouvrait des travaux des trois décades précédentes (soit 1968-1998), les hommes ont plus tendance à interrompre de manière « intrusive », c’est-à-dire dans le but d’usurper la parole à autrui afin de montrer son pouvoir. Les femmes interrompent aussi, mais moins souvent, et quand elles le font, c’est pour avoir un complément d’information, montrer son intérêt ou faire des commentaires d’encouragements. » Interrompre quelqu’un c’est le/la faire taire, lui rappeler l’injonction au silence. L’interruption s’accompagne parfois même d’un commentaire désobligeant. C’est ce que fait Jean Castex face à Léa Salamé dans On est en direct le 4 septembre dernier, parlant à Laurent Ruquier comme si elle n’était pas là « C’est une bonne stagiaire… Vous me la prêterez comme stagiaire tout à l’heure ». Il l’interrompt et l’infantilise au passage, manifestant ainsi qu’il est le détenteur du droit à la parole.

Le mansplaining (contraction de man – homme et explaining – expliquer), ou mecsplication (contraction de mec et explication), c’est quand un homme explique quelque chose à une femme en supposant d’emblée qu’il est le détenteur du savoir et qu’elle est ignorante. On doit ce concept à Rebecca Solnit, qui racontait la scène d’un homme voulant lui expliquer le sens d’un livre qu’elle avait elle-même écrit, sans l’écouter quand elle disait en être l’autrice. Ca paraît fou, c’est pourtant extrêmement courant. Il n’a pas fait à manger depuis 30 ans mais pense mieux savoir comment couper les légumes ou il vous explique ce qui s’est passé dans la réunion dont vous avez rédigé le compte-rendu. Là encore, la femme dans la conversation est empêchée de parler, ramenée au silence et à l’incompétence. Dans un échange mixte autour du mansplaining auquel j’assistais, un homme racontait s’être rendu compte que s’il ne mecspliquait pas d’autres hommes, c’est parce qu’il avait peur de blesser leur ego. Il ne se posait pas la question concernant les femmes.

Illustration parue dans le New Yorker par Jason Adam Katzenstein
Traduction : « Laisse-moi interrompre ton expertise avec mon assurance.”

Dans des réunions de travail, on assiste régulièrement à une expérience corollaire du mansplaining, parfois qualifiée de bropropriation (appropriation par les hommes) : une femme formule une idée qui n’est pas ou peu écoutée, puis un homme la réutilise, en se l’appropriant. C’est pour contrer cette habitude que les femmes de la Maison Blanche ont adopté l’amplification, technique qui consiste à soutenir les idées proposées par les femmes – lorsqu’on est d’accord bien sûr -, tout en rappelant qui les a émises.

Illustration de Riana Duncan, parue dans le magazine humoristique Punch en 1988
Traduction : “C’est une excellente proposition MlleTriggs. Peut-être qu’un des hommes ici présent souhaiterait la faire.”

Corinne Monnet dans son article détaille deux autres pratiques conversationnelles souvent utilisées par les hommes qui manifestent le déséquilibre genré de la parole : les réponses minimales retardées et l’absence de questions. 
Vous aussi, vous avez parlé pendant quelques secondes, raconté une anecdote ou posé une question et après un petit temps de silence, il a juste répondu “oui”, ce qui n’avait aucun sens par rapport à la question posée ? C’est ça, une réponse minimale retardée. Très pratique pour montrer son désintérêt dans la conversation.
Ne pas poser de question est une autre technique qui aboutit au même résultat : les sujets de conversation introduits par les femmes sont moins souvent suivis. Il y a même plus explicite comme augmenter le son de la télé ou quitter la pièce. Corinne Monnet : « Elles peuvent bien en introduire une quantité, si les hommes ne leur répondent pas, les interrompent, leur font comprendre qu’ils ne sont pas intéressés, bref, ne s’engagent pas dans l’interaction et ne soutiennent pas l’interlocutrice, les sujets des femmes resteront à l’état d’embryon. Si les hommes ne collaborent pas, les sujets des femmes resteront des propositions non retenues. »
D’ailleurs les sujets attribués au féminin comme les relations, le soin ou l’esthétique et la mode sont considérés comme futiles et peu sérieux, les sujets plus spécifiquement féminins comme les règles ou les violences sexuelles sont considérés comme tabous et aucun de ceux-là n’ont de place valorisée dans l’espace public. Alors que les sujets considérés comme masculins – par ex. le football ou les voitures – sont tous dignes du plus grand intérêt démontré notamment par des chaînes télés dédiées. Puisqu’un sujet introduit par une femme est considéré inintéressant, il n’est pas digne d’une conversation.

Chacune de ces pratiques conversationnelles est un rappel de l’injonction au silence faite aux femmes, un apprentissage discret mais efficace tout au long de nos interactions sociales. Corinne Monnet précise : « Ces techniques utilisées par les hommes ne sont pas simplement des indicateurs de leur dominance ; elles n’ont pas comme unique effet de manifester cette domination mais bien de l’établir et la renforcer. »

La panoplie des doubles standards

On pourrait se demander pourquoi les femmes n’adoptent pas les mêmes comportements pour se faire leur place. Tout simplement parce que leur parole n’est pas considérée de la même manière et elles le savent. Interrompre ou même tenir un discours avec certitude a un coût social pour les femmes : elles sont vues comme manquant de sympathie, condescendantes ou trop ambitieuses. Double standard. On considère souvent, notamment en milieu professionnel, que les femmes ne s’affirment pas assez, manquent de confiance en elles, d’assertivité. C’est une remarque qu’on m’a souvent faite au travail, parfois même par quelqu’un qui avait décidé de répondre à ma place à des questions qui m’étaient posées. Etre interrompue sans arrêt ou empêchée de parler, c’est aussi être dans l’impossibilité de dérouler un argumentaire jusqu’au bout, si bien qu’à force, on manque effectivement de charisme et d’assertivité. Sans compter qu’en tant que femme, empêcher quelqu’un de nous interrompre, c’est être vue comme agressive. Quelle femme ne s’est jamais entendue dire, dès qu’elle exprimait un point de vue de manière concernée : « mais calme-toi » ? Etre dans la contradiction, exprimer une opinion, c’est risquer d’être renvoyée à ses émotions et s’entendre demander de se calmer, i.e. de se taire. D’après une étude de deux chercheuses en psychologie, la colère des femmes est particulièrement mal perçue (même si la colère est une émotion globalement mal vue), considérée comme dérisoire et illégitime, voire relevant de l’hystérie et diminuant ainsi la valeur de leur parole, quand celle des hommes les aide à convaincre. Double standard. C’est d’autant plus vrai pour les femmes racisées, notamment les femmes noires qui subissent le stéréotype de la Angry black woman (femme noire en colère), qui les enferme dans une colère intrinsèque et illégitime. 

« T’as tes règles ou quoi? », l’autre phrase que toutes les femmes ont entendu après s’être mises en colère, ramenées à leur corps subi.


Là encore, ce sont de multiples manières de ramener au silence. Des habitudes, des normes quasi invisibles mais intégrées dans nos esprits et dans nos corps. Sortir de ces normes est une transgression coûteuse socialement qui génère des blocages en milieu professionnel. Rester dans les normes, c’est risquer de pas atteindre les objectifs  – manque d’affirmation de soi notamment – et se confronter au plafond de verre. Pile ils gagnent, face elles perdent.

Parler comme une femme

Les femmes ne peuvent pas parler comme les hommes, sous peine d’être considérées au choix condescendantes, agressives ou hystériques. Elles doivent, dans leur parole, dans leurs discours, incarner leur rôle genré de différentes manières. Le rôle social des femmes étant d’accorder de l’attention aux autres, de porter le care, ce sont elles qui soutiennent les conversations, malgré la limitation de leur temps de parole. Le langage et la communication sont d’ailleurs des compétences plutôt associées au féminin. Noémie Renard mentionne plusieurs études, notamment dans les couples hétérosexuels et dans les relations parents-enfants, qui montrent que les femmes font « plus d’efforts pour lancer et entretenir les conversations », « expriment de l’intérêt » et « les mères stimulent les enfants plus souvent que les pères ». Corinne Monnet analyse ce travail conversationnel« De même qu’il était considéré dans la nature des femmes d’élever les enfants, il est également considéré dans leur nature de soutenir la conversation. Cette naturalisation du travail accompli par les femmes permet encore une fois de les asservir sans que beaucoup y trouvent grand chose à redire… Penser qu’il est dans la nature des femmes d’avoir un style coopératif par exemple a pour conséquence d’obscurcir leur réel travail pour mieux le nier. […] Faire de ce style coopératif une « qualité » féminine revient à confondre et à abolir dans l’innéité de la nature toute valeur d’acquisition et donc de qualification. »

Chansons paillardes, blagues salaces, jurons et gros mots, la grossièreté est l’apanage des hommes. Son cadre souvent sexiste rend d’autant plus transgressif son usage par les femmes, qui se doivent de rester en tout temps et en tout lieu dignes et respectables. Si les femmes usent aujourd’hui plus facilement de gros mots, même publiquement, elles se le voient toujours reprocher, considérées comme trop vulgaires. Et être vulgaire, pour une femme, c’est dégradant. D’ailleurs, les magazines féminins nous enjoignent régulièrement à « être sexy sans être vulgaire », car la limite est fine « entre la fille bien et la catin » comme l’analyse très bien Madmoizelle. En 2016, deux militantes féministes, Sarah Constantin et Elvire Duvelle-Charles, publient C.L.I.T, un clip parodique de la chanson de 2009 Saint-Valentin d’Orelsan, pour dénoncer les propos sexistes. Le clip est retiré deux fois par Youtube dans les 15 jours qui suivent pour « contenu sexuellement explicite » suite à des signalements, avant d’être remis en ligne définitivement mais interdit au moins de 18 ans. Celui d’Orelsan n’a jamais subi aucun retrait.

L’humour lui aussi est un domaine chasse gardée pour les hommes. Dans les rôles genrés de l’hétérosexualité, l’homme fait des blagues, la femme rit à ces blagues et tout le monde est séduit. Personnellement, je ne suis pas la comique de service dans mes groupes d’amis et faire rire est une prérogative qui m’a déjà été niée, mes tentatives d’humour considérées comme “pas drôles”, mon ironie parfois comprise comme du premier degré et mon scepticisme devant certaines blagues sexistes, racistes ou homophobes souvent perçu comme “une absence d’humour”. L’humour est un domaine complexe à analyser, peu étudié de manière générale, encore moins dans ses liens avec le genre. Récemment tout de même, l’historienne Sabine Melchior Bonnet dans son livre Le rire des femmes, a exploré la possibilité de rire et de faire rire pour les femmes. Elle explique dans ses interviews que depuis l’antiquité et jusqu’au siècle dernier, rire n’est pas permis aux femmes. « La bienséance, les règles de la séduction ou la morale interdisent aux femmes, au fil des siècles, de se laisser aller à rire ou à faire rire. » Ni rire, ni faire rire, on retrouve là l’injonction au silence en réalité.
Aujourd’hui, la scène de l’humour se renouvelle grandement, avec un vivier de femmes humoristes de plus en plus important. Quand j’étais ado, je me souviens qu’il y avait Michèle Laroque, Muriel Robin et Anne Roumanoff. Ensuite il y a eu le phénomène Florence Foresti. Aujourd’hui, je ne pourrais pas toutes les citer mais je partage quelques noms, pour vous aider à rééquilibrer la balance dans ce domaine également : Constance, Blanche Gardin, Nora Hamzawi, Nawell Madani, Olivia Moore, Marina Rollman, Shirley Souagnon, Alison Wheeler… sans compter toutes celles qui décollent plus récemment encore grâce à Instagram comme Lison Daniel ou Inès Reg. Ce changement progressif nous permet d’accéder à de nouveaux genres d’humour, de ceux qui portent le point de vue et l’expérience de vie de l’autre moitié de l’humanité. Pourtant, le stéréotype selon lequel les femmes ne sont pas drôles perdure. C’est ce qu’analyse Slate, au travers de la série Mrs Maisel. « En 2015, Linda Mizejewski [dans] Pretty/Funny: Women Comedians and Body Politics (Jolie/Drôle: Les femmes comédiennes et la politique du corps), […] : « […]Les traits associés à la comédie, être scandaleux, spirituel et transgressif, sont des qualités qu’on admire chez les hommes, pas vraiment chez les femmes. Pour certains hommes, l’idée qu’une femme ait le pouvoir de faire perdre son contrôle à un public par le rire est encore gênant ». »

Sur Instagram, le compte maman.memes plaît beaucoup aux jeunes mères.


Corinne Monnet nous résume, en citant l’étude de Fishman à quel point la performance de genre se joue dans la parole et dans la conversation : « « Pour être identifiées comme femmes, on exige des femmes qu’elles apparaissent et agissent de façon particulière. La conversation fait partie de cette unité de comportement. Les femmes doivent parler comme parle une femme ; elles doivent être disponibles pour faire ce qui doit être fait dans la conversation, faire le sale travail et ne pas se plaindre » (Fishman, 1983 : 99). […] Si l’idéologie détermine les attentes genrées dans le dialogue, il n’en demeure pas moins que ces interactions participent aussi à la construction sociale de la division des genres. »

Une voix de sirène : charmeuse mais dangereuse 

Notre perception de la parole des femmes et des hommes est logiquement liée à la perception de nos voix. Nous avons pour habitude de distinguer les “voix d’homme” des “voix de femme” d’une manière assez simpliste, considérant les voix graves comme masculines et les voix aiguës comme féminines. Comme l’explique l’excellent épisode La voix neutre n’existe pas du podcast Parler comme jamais, cette distinction est en fait stéréotypique, basée sur une moyenne. La voix étant directement liée à la taille et la corpulence des individus (mais pas seulement), les hommes ont tendance à avoir une voix plus grave, les femmes une voix plus aiguë. Classer nos voix de manière distincte en fonction du genre ou d’autres critères, nous amène en réalité à les hiérarchiser. Plusieurs études ont montré que plus une voix est grave, plus elle a tendance à être jugée positivement. On a tendance à moins apprécier les voix jugées féminines, i.e. plus aiguës, perçues comme enfantines, criardes, pas assez assurées, trop dans l’émotion. Dans une formation en communication, on m’a appris que pour avoir l’écoute d’une audience, il faut s’habiller de manière “neutre” et “poser sa voix”, en fait, rejoindre le standard masculin. En 2018, Denis Balbir, animateur sur M6 s’affirmait « contre une femme qui commente le foot masculin », en justifiant son opinion par « un timbre de voix qui ne conviendrait pas » qui va « monter dans les aigus » En politique, les femmes sont elles aussi souvent critiquées pour leurs voix, qui ne seraient pas adaptées à un discours important. Cécile Duflot, Ségolène Royal, Brune Poirson et bien d’autres se sont vu reprocher leur voix et l’ont même parfois travaillée pour s’épargner les critiques.

Mème utilisé pendant la campagne présidentielle américaine de 2016.
Traduction : Vous vous imaginez devoir écouter la voix de cette femme pendant les 4 prochaines années ? Comment reprocher à Bill ses 42 liaisons ?

A contrario, on utilise des voix jugées féminines pour les assistants vocaux ou les voix d’annonces, Alexa (Amazon), Siri (Apple) ou SNCF, car elles sont perçues comme plus chaleureuses, plus douces ou plus sympathiques. On utilise là le mythe des sirènes, les voix des femmes sont jugées séductrices (mais sournoises). Comme l’analyse Numerama « Ces décisions sont nourries par, et renforcent, les stéréotypes de genre. » On se souvient du film Her où le héros tombe amoureux de son assistante vocale avec la voix de Scarlett Johansson et de l’assistant d’Apple Siri qui répondait « Je rougirais si je pouvais » à l’invective « Hey Siri, tu es une salope ». Un rapport complet de l’UNESCO détaille « comment les déséquilibres entre les genres dans le secteur numérique peuvent être « codés en dur » dans les produits technologiques » et propose des recommandations pour diminuer ces biais. Où l’on voit que ce sont des hommes qui programment ces machines. A tel point que les voix des femmes (i.e. fréquence vocale plus haute) sont moins bien reconnues par ces systèmes, car pas assez utilisées dans les panels d’apprentissage.

Des filles sages et discrètes

Malheureusement, ces dynamiques genrées se mettent en place dès l’enfance. Une étude analyse : « En effet, alors qu’à l’âge de trois mois, les cris des bébés de sexe féminin ne sont pas plus aigus que ceux des garçons, les adultes sont persuadés du contraire. » La même étude a montré que « Les hommes ont aussi considéré que les pleurs présentés comme ceux de garçons exprimaient plus d’inconfort que les mêmes pleurs présentés comme ceux de filles. » Une autre étude plus datée (1976) mais souvent citée avait montré que les pleurs d‘un bébé étaient interprétés comme de la colère par les juges qui pensaient observer un garçon et plutôt comme de l’anxiété si les juges pensaient regarder une fille.
A l’école, les enseignant·es interagissent plus souvent avec les garçons qu’avec les filles : elles et ils les interrogent plus fréquemment, leur laissent plus de temps pour répondre et passent plus de temps à répondre à leurs interventions. Cela date puisque Corinne Monnet cite des études de 1989 : « Les enfants n’ont pas un accès égal à la parole (Graddol & Swann, 1989). Dans les interactions de classe, les garçons parlent plus que les filles. Les enseignant·es donnent beaucoup plus d’attention aux garçons. Elles et ils réagissent plus vivement aux comportements perturbateurs des garçons, les renforçant de ce fait. Elles/ils les encouragent aussi beaucoup plus. Les échanges verbaux plus longs se passent majoritairement avec les garçons ainsi que les explications données. Et l’on sait combien il est difficile d’agir égalitairement, même en faisant des efforts. Une étude de Sadker & Sadker (Graddol & Swann, 1989) portant sur cent classes montre que les garçons parlent en moyenne trois fois plus que les filles. Qu’il est aussi huit fois plus probable que ce soient des garçons qui donnent des réponses sans demander la parole alors que les filles, pour le même comportement, sont souvent réprimandées. » On attend des filles qu’elles soient sages et discrètes. En les privant tôt de la parole publique, on alimente leur sentiment d’illégitimité et on les prive de développer les compétences d’éloquence et d’aisance à l’oral qui leur seront ensuite réclamées et leur permettraient de prendre leur juste place dans le monde.

Changer les habitudes

Je vais reprendre ici la conclusion de Corinne Monnet à son article : « Le silence des femmes dans la conversation ainsi que leur exclusion de la communication conduisent à leur invisibilité dans le monde. Si la parole est déterminante dans la construction de la réalité, ceux qui contrôlent la parole contrôlent aussi la réalité. » On rejoint ici l’enjeu de pouvoir expliqué en introduction et en première partie. Elle poursuit ensuite : « L’égalité des sexes ne pourra être atteinte uniquement après un changement dans le déroulement des conversations, mais il ne faut pas pour autant en sous-estimer l’importance. Lors d’une discussion, nous sommes engagé·es dans une activité politique conséquente qui peut permettre la renégociation de la réalité sociale. Si les interactions peuvent prendre part à la construction du genre et de sa hiérarchie, elles peuvent aussi œuvrer à sa déconstruction. » Travailler pour plus d’égalité entre les genres nécessite de réfléchir à nos stéréotypes et tenter de transformer nos habitudes pour redonner leur juste place aux femmes dans la prise de parole.

Lors de l’animation d’une réunion, au travail ou ailleurs, assurons nous de donner la parole à chaque personne présente et en premier lieu à une femme, non par galanterie mais parce que cela facilite ensuite la prise de parole des autres femmes. Equally Work a imaginé une variante du test de Bechdel pour les réunions pour vérifier que les femmes y prennent la parole. La vigilance est de mise également concernant l’attention de l’audience à cette parole : assurons nous qu’elles ne soient pas interrompues, que leurs idées soient entendues, ne laissons pas quelqu’un ridiculiser leur discours. Messieurs, remettez en question vos pratiques conversationnelles et vos stéréotypes, qui sont souvent des habitudes et réflexes. Vous pouvez par exemple vous mettre d’accord à plusieurs pour vous empêcher mutuellement d’interrompre les femmes ou de les mecxpliquer. Enfin, mesdames, n’hésitez pas à adopter la stratégie d’amplification des femmes de l’administration Obama, exemple de sororité déployée avec succès. Lorsqu’une femme développe une idée, les autres femmes présentes la reprennent et la répètent, tout en citant l’initiatrice, empêchant ainsi une réappropriation et rendant visible la contribution des femmes. Ces techniques s’adaptent évidemment aussi aux conversations en famille ou entre ami·es.

Sur le site didthisreallyhappen.net, une chercheuse a mis en images des témoignages de sexisme dans la recherche.

Est-ce la limitation de leur parole dans l’espace public et dans les conversations mixtes qui amène les femmes à créer des espaces de discussion et faire émerger #MeToo ? Est-ce l’habitude de ne pas entendre les femmes parler qui a mené à l’expression “libération de la parole” à propos de #MeToo ? La 3ème partie de cette série explore en tout cas l’enjeu de la parole dans le mouvement féministe et #MeToo :
[Les reines du silence – Partie #3] Les féministes ne se tairont plus

[Les reines du silence – Partie #1] Les hommes racontent l(es) histoire(s)

Les dirigeants réunis pour la COP26 : l’avenir de la planète est une affaire d’hommes

Cet article est la première partie d’une série qui interroge le rapport à la parole en fonction de notre genre. Avant de démarrer, n’oubliez pas de lire l’introduction :
[Les reines du silence] La prise de parole des femmes en 3 parties
Si c’est déjà fait, allons-y pour la partie #1.

Prendre la parole publiquement, à l’écrit ou à l’oral, est une opportunité d’occuper l’espace et ainsi transmettre son récit, son point de vue. La parole dans l’espace public est majoritairement distribuée en reconnaissance d’un certain statut, parce qu’une personne est considérée légitime à tenir le micro ou la plume. Cette légitimité est souvent explicitée par la fonction de la personne invitée à parler, par exemple en qualité d’expert·e par son métier ou de témoin. Des personnes considérées comme légitimes grâce à une forme de pouvoir qu’octroie un statut institutionnel (diplôme, métier, fonction) sont invitées à s’exprimer par des personnes ayant des espaces de parole disponibles (médias, conférences, assemblée politique). L’inverse est aussi vrai, avoir un espace de parole médiatique permet aux personnes de gagner en légitimité. Ainsi, chaque prise de parole leur permet de produire le pouvoir lui-même, définissant les sujets légitimes et la manière de les aborder. Puisque nous sommes là en présence d’une dynamique de domination assez classique, vous ne serez pas étonné·es d’apprendre que la parole publique est majoritairement occupée par les hommes, puisque considérés légitimes à exercer le pouvoir.  

Parole médiatique et politique, pouvoir symbolique 

Selon le rapport du CSA sur l’année 2019, le taux de présence des femmes à l’antenne, télévision et radio confondues, est de 41% et leur temps de parole de seulement 36%. Malgré les lois sur la parité en politique [1], les femmes avaient seulement 28% du temps d’antenne pour les élections européennes. Un compte Twitter, celui d’Anne Pédron, recensait au printemps 2021 les femmes invitées des matinales radio chaque jour : une moyenne autour de 30% de femmes. Quand les médias sollicitent une expertise, les femmes représentent seulement 38% des personnes interrogées. Il est des domaines médiatiques encore moins bien lotis : dans le sport, la parole des femmes, télévision et radio confondues, représente 13% du temps d’antenne.

38% d’expertes dans les médias en 2019 selon le rapport du CSA

Si les métiers les plus mobilisés durant la crise du Covid sont majoritairement féminins, les femmes ont pourtant vu leur temps de parole dans les médias encore diminuer. D’après une nouvelle étude du CSA, leur taux de présence a diminué de quelques points et le nombre d’expertes a chuté à seulement 20%. Un rapport sur la place des femmes dans les médias en temps de crise, commandé par Edouard Philippe en avril 2020 et remis par Céline Calvez, a évalué que dans les journaux, pendant le confinement, 83% des personnalités apparaissant à la Une sont des hommes et ceux-ci signent 74% des tribunes. La Une du Parisien du 5 avril avait mis en exergue cette prédominance, affichant 4 hommes qui « racontent le monde d’après ». Malgré cette demande d’un rapport émanant du Premier Ministre et la parité du gouvernement, l’exemplarité n’y est pas de mise. Le Conseil Scientifique constitué pour gérer la crise du Covid était composé à 80% d’hommes. Et pour la communication de crise, le devant de la scène est monopolisé par les hommes de l’exécutif : Emmanuel Macron, Jean Castex, Olivier Véran, Jean-Michel Blanquer. Si le monde d’avant  est fait par des hommes pour des hommes, apparemment le monde d’après également puisque c’est toujours à eux qu’est confié le pouvoir de construire les récits collectifs.

Une du Parisien du 5 avril 2020
4 hommes blancs pour imaginer le récit du monde d’après

S’occupant en réalité encore peu des tâches parentales et domestiques, ils ont également plus de temps disponible pour prendre la parole dans des conférences qui ont lieu sur le “temps privé”, soirs et weekends et étendent en réalité les plages de temps de travail au détriment de celles qui doivent prendre en charge le foyer et les enfants. C’est encore pire en temps de crise sanitaire, où la charge domestique explose : au printemps 2020, plusieurs revues ont déploré la diminution du nombre d’articles écrits par des femmes quand les publications proposées par les hommes augmentaient.

N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant.

Simone de Beauvoir

Ces inégalités dans la prise de parole ont des impacts significatifs. Elles entretiennent l’exclusion du pouvoir de plus de la moitié de l’humanité et empêchent nos imaginaires de construire une vision différente de cet état de faits. Nous manquons à la fois de diversité des points de vue qui s’expriment, mais aussi de représentations permettant de changer cet état de faits, de role models pour s’imaginer être celle à qui on donne la parole.

Compétence, expertise et rationalité

A l’UTL (Université du Temps Libre) où ma mère est adhérente, le premier trimestre de la saison 2021/2022 accueillait 9 conférences. 10 intervenants au total, tous des hommes. Partout, sur tous les sujets, dans les tables rondes et autres panels de débat, une grande majorité d’hommes est invitée à s’exprimer et monopolise la parole. Peu importe la thématique abordée, les hommes sont considérés pertinents, par historique, par habitude ou par copinage. C’est comme s’il y avait un quota préexistant. Il y a là un effet de relais dans la transmission de la parole très bien exprimé par Lauren Bastide dans son essai Présentes, « Des rédactions dirigées par des hommes entraînent des rédactions composées d’hommes qui interviewent en priorité des hommes. » Les hommes occupent la majorité des positions en haut de la hiérarchie : en politique, dans les médias, dans les entreprises, en sciences, etc. Ces positions leur confèrent une présomption de compétence et d’autorité, les rendant légitimes à être sollicités pour parler de leur domaine d’expertise. Ils sont en réalité souvent sollicités également sur d’autres sujets pour lesquels ils hésitent peu à donner leur avis, même en l’absence de compétences spécifiques. Leur prise de parole alimente encore leur légitimité, les rendant aptes à être à nouveau interviewés.

Je suis actuellement un cycle de conférences « ECO2 par EDF, parlons économie neutre en carbone ». Pour l’instant, sur 6 conférences, 1 seule femme, 5 hommes.

Les femmes quant à elles sont cantonnées à être sollicitées quand les sujets les concernent spécifiquement, (et encore, c’est souvent l’endroit où il y a justement parité) : “les femmes dans la tech”, “être une femme entrepreneure”, etc. Ces thèmes, par leurs titres, ne semblent concerner que les femmes et le public est en conséquence majoritairement féminin. Les mêmes sujets, sous l’angle commun (être entrepreneur par exemple), sont considérés neutres du point de vue du genre mais reviennent le plus souvent aux locuteurs masculins. Les femmes se retrouvent encore une fois coincées dans cette position d’être le spécifique, l’exception, l’Autre. Cette position les exclut de fait d’un attendu fréquent dans tout type d’expertise : passer pour neutre et objectif. Dans les milieux scientifiques comme journalistiques, l’injonction à la neutralité et l’objectivité est particulièrement marquée. Conjugué aux stéréotypes de genre, qui confèrent aux femmes l’impossibilité de se défaire de leurs émotions, cet objectif de neutralité et de rationalité construit une structure où seuls les hommes peuvent atteindre la hauteur de vue et la raison nécessaires. C’est ce qu’explique Alice Coffin dans Le Génie Lesbien : « L’enseignement et l’histoire du journalisme leur ont appris que l’émotion, c’était le mal. Que pour débattre il fallait du rationnel, du froid, de la distance. L’expertise et le commentaire sont donc, de préférence, confiés aux hommes blancs. Les autres seront, au mieux, sollicitées comme témoins. » Un témoignage, c’est un point de vue duquel on peut s’autoriser l’émotion, parfait pour une femme donc. Les hommes blancs cis et hétéros quant à eux, peuvent se prévaloir de la neutralité, de l’universel, puisque n’appartenant à aucune des catégories spécifiques qui font l’altérité : ni femme, ni racisé, ni trans, ni gay. En réalité, eux aussi voient le monde depuis leur propre point de vue et ont tendance à ne traiter que leurs expériences et leurs problématiques propres. Se croire neutre crée des angles morts, alors que nommer la particularité d’un groupe permet d’en expliciter des points communs. Est-ce la confusion entre homme et Homme qui les amène à se penser universels et nier leur subjectivité ? A quand des réflexions sur les hommes dans la tech, les hommes entrepreneurs et comment les modèles de masculinité façonnent ces fonctions ?

Par ailleurs, les femmes qui prennent la parole publiquement s’exposent à de multiples formes de sexisme, plus ou moins visibles et immédiates. Dans le documentaire Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste de Marie Portolano, les journalistes témoignent de la disqualification subie dès la moindre erreur. Leur expertise est niée, dans une forme d’incompétence indépassable. Nathalie Iannetta raconte avoir été prévenue par Thierry Gilardi « Moi, si je me trompe […], spontanément, les gens vont imaginer que je sais et que c’est un lapsus. Toi même si c’est un lapsus, et que tu sais, la première réflexion, ce sera toujours que tu n’y connais rien. » Commentaires sur leur physique et leur désirabilité, interruption sommaire, délégitimation sur la forme ou le fond, renvoyées à leurs émotions ou à leur absence d’objectivité, chaque prise de parole est une occasion de réassignation à la position de femme.

Des récits au masculin, un apprentissage au masculin

L’humanité transmet ses savoirs, son histoire, ses mythes et ses normes par les récits. La tradition orale s’est transformée avec l’apparition de l’écriture. Aujourd’hui, nos multiples formes d’arts nous permettent également de diffuser des récits, constituant ainsi une part importante de notre culture commune. Produire une œuvre artistique est une forme de prise de parole. L’art est un moyen de diffusion d’une pensée, particulièrement explicite quand il s’agit de l’écriture d’un livre, de la réalisation d’un film et de la parole de ses personnages ou de paroles de musique & les artistes célèbres ont en supplément un micro tendu dans les médias lors de la promotion de leurs œuvres. 
Et là encore, les hommes sont plus que majoritaires, et par là même leur point de vue situé l’est également. Cette omniprésence masculine a de l’influence sur nos imaginaires, sur notre analyse du monde. Elle renforce notre androcentrisme. Si les femmes n’ont pas accès à la parole, nous n’avons pas accès à leur point de vue et à leur expérience.

Je n’ai pas mémorisé tous les livres étudiés pendant ma scolarité, parce que si j’aime beaucoup lire, je ne suis pas une grande adepte de ce qu’on appelle les classiques littéraires. En classe prépa, on étudiait une matière appelée Français-Philosophie, où le but était d’analyser chaque année un thème philosophique (Puissance de l’imagination en 1ère année & Penser l’histoire en 2ème année) au travers de 3 œuvres littéraires. Sur deux ans, j’ai lu Marcel Proust, Nicolas Malebranche, Miguel de Cervantès, François-René de Chateaubriand, Karl Marx et Pierre Corneille. Panel 100% masculin. Non seulement, seuls des hommes étaient habilités à nous parler d’histoire et d’imagination, mais en bonus, on a eu le droit à un superbe concentré de stéréotypes et de misogynie dans le tout premier chapitre du livre de Malebranche (le livre date de 1712) intitulé “De l’imagination des femmes”. Extrait : « Tout ce qui dépend du goût est de leur ressort, mais pour l’ordinaire elles sont incapables de pénétrer les vérités un peu difficiles à découvrir. Tout ce qui est abstrait leur est incompréhensible. » Et si, énervée par cette lecture, j’ai grogné jusqu’à la fin du livre, je n’ai aucun souvenir que dans son étude au long de l’année scolaire, les propos de Malebranche n’aient été remis en question à cause de cette partie de texte. Il est considéré normal qu’un penseur du 18ème siècle soit misogyne, et ça n’est pas un motif légitime pour critiquer ses propos outre mesure. Sa parole reste légitime, entendable, et même importante. D’ailleurs, Malebranche lui-même était explicite sur le traitement accordé à la parole des femmes comme celle des enfants : « Mais c’est assez parler des femmes et des enfants : ils ne se mêlent pas de rechercher la vérité et d’en instruire les autres : ainsi leurs erreurs ne portent pas beaucoup de préjudice, car on ne les croit guère dans les choses qu’ils avancent. » Comment penser que l’on traite aujourd’hui différemment la parole des femmes si l’on n’est pas capable de questionner celle des hommes qui nous ont délégitimées ?

Classement des « cent livres du siècle », le premier livre de la liste écrit par une femme se trouve en 11ème position. Sur les 100 livres de la liste, 12 sont écrits par des femmes.

Les œuvres de femmes sont donc assez absentes des programmes scolaires. En 2017, Mme de Lafayette a fait son entrée comme première autrice au programme du bac L. En 2021, sur les 80 et quelques philosophes à l’étude en terminale, on compte désormais 6 femmes : Simone de Beauvoir, Simone Weil, Jeanne Hersch, Elizabeth Anscombe et Iris Murdoch, qui se sont ajoutées à Hannah Arendt, seule présente au programme du bac 2020. En 117 ans d’existence du prix Goncourt, il a été attribué 12 fois à une femme, tout juste 10%.  Il faut dire que son jury compte 3 femmes et 7 hommes à ce jour. La parité n’y est pas pour demain, et là encore, par copinage, par habitude, par historique, les hommes promeuvent des hommes qui racontent les aventures d’autres hommes. En effet, qui raconte les histoires a de l’impact sur les histoires qui sont racontées. « Le récit prisé est celui de l’homme, du héros masculin qui comme Ulysse fait son voyage, traverse mille épreuves, et en revient. » nous précise Alice Coffin.

Dans les films aussi, l’affiche et le temps de parole sont monopolisés par les hommes. A tel point que la dessinatrice Alison Bechdel a publié en 1985 un test en 3 questions pour montrer la sous-représentation des femmes dans un film : Est-ce qu’il y a au moins deux personnages féminins ayant un nom ? Est-ce qu’elles parlent ensemble ? Et est-ce qu’elles parlent d’autre chose que d’un homme ? Ce test étant très simple, répondre oui à ces 3 questions est bien loin d’être suffisant pour garantir un accès à la parole égalitaire, mais figurez-vous qu’encore aujourd’hui, près de 20% des films ne valident pas ce test (50% en 2009). Une recherche plus exhaustive autour du temps de parole a été menée sur de nombreux films américains, dont ceux ayant reçu l’Oscar du meilleur film de 1991 à 2016, le résultat va vous étonner (ou pas)

Répartition du temps de parole dans les films ayant remporté l’Oscar du Meilleur Film de 1991 à 2016

A la recherche des autrices perdues

C’est exactement ce monopole et cet envahissement par les hommes qu’a exprimé Alice Coffin dans Le génie lesbien : « Il ne suffit pas de nous entraider, il faut, à notre tour, les éliminer. Les éliminer de nos esprits, de nos images, de nos représentations. Je ne lis plus les livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques. […] Les productions des hommes sont le prolongement d’un système de domination. Elles sont le système. L’art est une extension de l’imaginaire masculin. Ils ont déjà infesté mon esprit. Je me préserve en les évitant. Commençons ainsi. Plus tard ils pourront revenir. » Si elle a été très critiquée pour ces propos considérés comme excessifs, trop radicaux, relevant d’une guerre contre les hommes, elle énonce pourtant une réalité à laquelle nous sommes bien souvent aveugles : les arts, TOUS les arts, sont dominés par les hommes blancs. Ils sont les génies passés et présents, sont valorisés par l’essentiel des prix et occupent tout l’espace des musées. Vous comme moi, si l’on doit citer des artistes célèbres, sommes capables de nommer bien plus d’hommes que de femmes, que ce soit en littérature, en peinture, en musique ou au cinéma. Les femmes seraient-elles moins touchées par la grâce artistique ?
En réalité, revendiquer un point de vue dans les disciplines artistiques et accéder à un espace de parole est largement plus complexe pour les femmes et les personnes victimes d’autres discriminations. Elles ne sont pas mises en valeur, elles n’accèdent pas à la notoriété, ni à un statut leur permettant des revenus suffisants et restent ainsi moins crédibles que des hommes dans le même domaine. La hiérarchie des compétences est respectée. Là encore, comme dans les prises de parole médiatiques, la vision, les sujets, les propos des femmes sont renvoyés au spécifique, à la différence voire à l’infériorité. Les œuvres de femmes ne concerneraient que les femmes, tandis que les hommes ont le bénéfice de l’universel. On peut également « se demander comment la société fabrique des génies », comme l’expriment à propos de Picasso, Manon Bril sur sa chaîne C’est une autre histoire et Julie Beauzac dans le podcast Vénus s’épilait-elle la chatte?. Picasso était un homme particulièrement violent et misogyne, qui a commis de nombreuses violences et abus sur ses compagnes et ses amis au cours de sa vie. Au prix de combien de vies détruites l’a-t-on érigé au rang de génie ? Combien de Dora Maar ont vu leur œuvre occultée et/ou leur carrière interrompue car renvoyées au rang de muse passive pour l’inspiration du génie, brisées par un conjoint violent ou assignées au rôle de soin d’un conjoint ou d’un autre membre de sa famille ?
Accéder à la parole et au point de vue des autrices, des musiciennes, des sculptrices, des réalisatrices, des peintresses nécessite un effort conscient et conséquent qui nous permettra sans doute de défaire, brique après brique, l’androcentrisme de nos regards.

Les musées nous aident parfois : le Centre Pompidou à Paris a récemment consacré une rétrospective à l’œuvre de Georgia O’Keeffe. L’affiche met en scène son tableau Inside Red Canna (1919).

Compter pour rééquilibrer

L’histoire est une discipline qui se base sur les témoignages. On dit souvent que l’histoire est faite par les vainqueurs. Au vu de la domination de leur parole, il est certain qu’elle est faite par les hommes et on pourrait préciser qu’elle est faite par les dominants, à l’échelle de toutes les relations de pouvoir (genre, classe, race), par ceux dont la parole est diffusée et transmise. Limiter l’accès à la parole des femmes les empêche de participer aux débats donc aux décisions politiques, de faire compter leur voix et leur point de vue.

Je vous propose d’analyser vos dernières lectures, sur l’année 2021 par exemple. Quelle proportion des livres que vous avez lus étaient écrits par des femmes ? Selon nos stéréotypes, la littérature écrite par les femmes aborderait majoritairement des thèmes comme la romance, les relations, le corps, thèmes considérés peu importants voire niais. Est-ce que vous vous sentez atteint par ces préjugés du roman de plage ? Au cinéma, Julia Ducournau a obtenu cette année, pour son film Titane, la seulement 2ème Palme d’Or attribuée à une femme. Dans les derniers films que vous avez vus, combien ont été réalisés par des femmes ? Combien de femmes dans votre playlist musicale préférée ? C’est un effort à faire que de s’atteler à écouter les femmes puisqu’elles sont invisibilisées. Pourtant, elles sont là, elles composent 50% de la population et sont nombreuses dans les domaines artistiques. Faire la démarche de les connaître, de les lire et de les écouter, c’est justement un moyen de lutter contre la domination masculine et de faire évoluer votre point de vue vers un peu moins d’androcentrisme. Pour vous inspirer, de nombreux collectifs féministes travaillent à la visibilité des femmes comme Women who do stuff, La Poudre ou encore les sans pagEs.

Compter pour savoir de qui on écoute la parole est indispensable pour ne pas être aveugles au genre. Ne pas le faire, dans la situation actuelle, c’est maintenir le quota d’hommes, donc la domination. Il faut des démarches volontaristes, en partie déjà à l’œuvre dans les médias. Laurence Bloch à Radio France et Delphine Ernotte à France Télévisions en ont fait leurs chevaux de bataille. Les collectifs La Barbe et Jamais sans Elles ont pour objectif de dénoncer le monopole de la parole des hommes dans les événements publics et les médias.
En tant que responsable d’un événement ou d’un média, assurez-vous de la parité des interventions – ou à minima, de la représentativité par rapport à la population de départ : un événement d’ingénieur·es devrait toujours voir au minimum 30% d’intervenantes. Des initiatives comme Les expertes permettent d’accéder à une base de données de femmes spécialistes : https://expertes.fr/. Messieurs, quand vous êtes invités à intervenir, refusez l’invitation s’il n’y a pas de femmes dans le panel prévu et proposez à votre place une femme qui pourrait intervenir – de nombreux hommes se sont déjà engagés à le faire. A toutes et tous : choisissez attentivement de qui vous relayez la parole sur les réseaux sociaux (j’ai récemment interpellé un ami pour un post sur les questions climatiques et écologiques car il invitait à suivre 5 hommes et zéro femmes) et refusez de promouvoir un événement au panel entièrement masculin. Enfin, dans les domaines culturels et artistiques, intéressez vous au genre des artistes pour rééquilibrer vos bibliothèques, vos playlists et vos références cinématographiques.

Le compte Instagram 365 femmes par Mélanie Wanga propose des portraits de femmes « qui ont changé le monde »

Si cette première partie montre que la parole est monopolisée par les hommes, la partie #2 explore comment notre perception de cette parole est biaisée en fonction du genre du locuteur ou de la locutrice :
[Les reines du silence – Partie #2] Bavardes, vraiment ?

[1] Depuis juin 2000, les partis politiques sont contraints de présenter un nombre égal d’hommes et de femmes pour les élections régionales, municipales, sénatoriales et européennes.

[Les reines du silence] La prise de parole des femmes en 3 parties

Autour du 8 mars 2021, on m’a proposé de contribuer à une infolettre mensuelle d’ingénieur·es en ma qualité de femme en partageant un point de vue en lien avec cette journée internationale des droits des femmes. Ma réaction a été mitigée. Bonne nouvelle : on donnait la parole aux femmes dans une publication souvent exclusivement masculine. Mauvaise nouvelle : nous restions enfermées autour de ce 8 mars, seul espace de parole disponible, rendant ainsi notre identité de femme assez indépassable. Et puis au regard de ces considérations, une question m’a frappée : comment gère-t-on les prises de parole ? A qui la donne-t-on, et qui la prend le 8 mars et tous les autres jours de l’année, en toute occasion ? C’est donc devenu le thème de cette série d’articles qui cherche à interroger les effets de notre genre sur notre parole. 

La phrase préférée d’un de mes anciens managers était : “Celui qui tient le crayon, c’est celui qui a le pouvoir”. Quand je n’avais pas envie de rédiger le compte-rendu d’une réunion, j’avais le droit à ce rappel de l’importance d’être la personne qui formule les décisions prises, les actions à mener. Et cette phrase, où l’on pourrait aussi remplacer “crayon” par “micro”, résume parfaitement à quel point la parole est un moyen d’exercer un pouvoir symbolique. Être la personne qui formule, qui rédige ou qui parle, c’est être en position d’exprimer son point de vue sur les choses, sur le monde et de le transmettre. C’est assez évident, si elles ne sont ni dites, ni écrites, nos idées ne risquent pas de se diffuser. 

En entreprise, c’est être la personne qui rédige ce fameux compte-rendu et attribue les actions ou qui porte un discours dans une réunion ou une présentation et qui oriente ainsi les choix et les décisions. Dans l’espace public, médias et réseaux sociaux en tête, ce sont les personnes à qui on tend un micro ou un stylo pour exprimer leur point de vue qui font les sujets considérés comme légitimes et choisissent les termes du débat politique.
Partie #1 – Les hommes racontent l(es) histoire(s)

Puisqu’avoir la parole est un enjeu de pouvoir, l’accès à celle-ci est bien sûr régi par les dynamiques de dominations de genre, de classe, de race, déterminant les sujets dignes d’intérêt et notre manière de percevoir différents discours. Ces dynamiques se reflètent jusque dans nos interactions quotidiennes via les mécaniques conversationnelles.
Partie #2 – Bavardes, vraiment ?

Les personnes minorisées ont bien compris l’importance de faire exister leurs récits et leurs points de vue pour revendiquer leur place dans la société. Les mouvements de lutte comme le féminisme ont donc mis au centre la question de la prise de parole, particulièrement visible avec #MeToo.
Partie #3  – Les féministes ne se tairont plus

Une femme sur deux est un homme. Langagez-vous pour l’égalité ! [2ème partie]

Ceci est la deuxième partie de l’article. Pour lire la première partie et tout savoir de mon goût pour les dictées, de l’apprentissage du genre grammatical et de la féminisation des noms de métiers, c’est par ici.

Liberté, Égalité, Sororité 

Je l’ai déjà dit, je suis une femme. Mais puisque « Un homme sur deux est une femme », suis-je aussi un homme ou même un Homme ? Voilà bien l’un des masculins génériques qui m’irritent le plus : homme. En 1948 est adoptée par l’assemblée générale de l’ONU, la DUDH : Déclaration Universelle des Droits de l’Homme à Paris, au Palais de Chaillot – palais qui abrite d’ailleurs le Musée de l’Homme. Aujourd’hui, la grande majorité des pays du monde ont transformé l’intitulé de cette déclaration pour parler de droits humains. Mais pas la France, qui résiste encore et toujours à l’envahisseuse… Pourquoi cette résistance ? Par fierté, puisque la DUDH est directement héritée de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, de la Révolution Française. J’en ai déjà parlé ici, la déclaration de 1789 réservait ses droits aux seuls hommes (spécifique ici, de sexe mâle). Mais aujourd’hui on oublie tout, l’Homme, surtout avec un grand H, serait générique et inclurait forcément les femmes. D’accord, le terme vient du latin Homo qui décrit l’espère humaine, mais il est hypocrite de prétendre que cela n’a pas d’impact sur nos représentations. En réalité, quand on parle du genre Homo, les images figurant le phénomène de l’évolution sont toujours celle d’un individu mâle. L’Homme de Vitruve, le célèbre dessin de Léonard de Vinci, s’appelait originellement « Étude de proportions du corps humain selon Vitruve » : le corps humain est donc uniquement celui d’un homme. Et Lucy est-elle un Homme préhistorique ?

Une recherche Google Images “image évolution humaine”

L’homme inclut l’homme et la femme, mais la femme n’inclut jamais l’homme, malgré la volonté mise dans le titre de cet article. Cet homme pseudo-générique pourrait presque devenir une définition des inégalités de genre. Pire, femme porte bien un double sens : on utilise le même mot pour parler d’une personne de sexe ou de genre féminin et comme épouse. Le même phénomène existe avec le terme de fille, enfant du genre féminin et fille de ses parents. Le même mot définit à la fois la personne et sa relation à un homme, mari ou père. Un homme peut être un mari et un garçon, un fils, mais ce sont des mots différents qui les définissent en tant qu’individu ou dans leur relation aux autres. Je propose donc que collectivement, on arrête de dire Homme pour parler des hommes et des femmes. On peut parler de l’humanité, des êtres humains, des droits humains. C’est simple, tout le monde connaît et comprend.

Dans la même veine, on a un problème avec la devise nationale, instituée comme devise de la IIe République en 1848 : Liberté, Égalité, Fraternité. La fraternité, ça inclut qui ? Est-ce qu’on est fraternel avec des sœurs ? Dans quelle mesure considère-t-on ce principe fondamental comme s’appliquant réellement à toutes et tous ? Comme l’explique la politologue Réjane Sénac, dans sa conférence TedX, « Si la devise ne s’adressait pas aux frères mais aux sœurs et s’énonçait “Liberté, Égalité, Sororité”, je pense que vous seriez nombreux à penser que la sororité ne représente ni l’universel, ni la neutralité ». Sachez que les termes d’adelphes et d’adelphité sont les termes épicènes adaptés, qui ont le chic des racines grecques, si l’on aime l’élitisme de la langue. Pour la devise nationale, Réjane Sénac revendique plutôt Solidarité, qui aurait un sens plus transparent et sortirait du registre de la famille.

Dans le langage institutionnel, on peut citer d’autres termes assez explicites sur la structure de notre société. Le pater, père en latin, nous a donné pléthore de mots lourds de sens. La patrie est étymologiquement la terre de nos pères. Le patriotisme est la défense, souvent virile et viriliste, notamment via la guerre, de cette terre des pères. Le patrimoine, en latin ce qui est relatif au père, est l’héritage que l’on transmet, en réalité via la filiation masculine uniquement. Le patronyme est le nom du père, que l’on transmet là aussi dans la filiation, effaçant du même coup les noms des mères. L’hommage était une promesse de fidélité d’un homme à son seigneur au moyen âge, définissant par son étymologie une relation entre hommes. L’école maternelle quant à elle, est l’institution qui remplace la mère dans l’élevage des enfants. Aux hommes, le monde public et aux femmes la charge de reproduction. Certains de ces mots changent aujourd’hui progressivement de sens (patrimoine ou hommage) ou sont moins usités (patrie) mais restent témoins d’une certaine vision du monde que l’on véhicule toujours.
Pour commenter la stratégie vaccinale du pays contre le Covid-19, notre ministre de la Santé Olivier Véran a récemment affirmé « Nous sommes en train de gérer les stocks en bon père de famille ». Si cette expression du bon père de famille est obsolète à la plupart de nos oreilles aujourd’hui, elle apparaissait dans différents articles de la loi française jusqu’en 2014, quand la loi sur l’égalité réelle l’a fait définitivement disparaître. Patriarcat et paternalisme sont toujours bien présents au sommet du pouvoir. En juillet 2020, Emmanuel Macron a défendu la nomination de Gérald Darmanin au poste de ministre de l’Intérieur malgré plusieurs accusations de viols en disant « il y a aussi une relation de confiance, d’homme à homme, de président de la République à ministre nommé ». Maladresse ou provocation ? Je ne me prononcerai pas, mais dans un moment clé pour agir politiquement contre les violences sexuelles « grande cause du quinquennat », c’est tout un imaginaire viriliste qui se déploie. Si depuis #MeToo en 2017, la parole des femmes semble de plus en plus écoutée, celle des hommes continue clairement à avoir plus de valeur.

Il y a une couille dans le potage

Pour continuer sur les expressions, petit florilège de perles entendues au travail : « Maëll, il va falloir y aller avec la bite et le couteau, poser ses couilles sur la table, avoir des couilles ». Non, non, je ne rigole pas, pas toutes les 3 le même jour bien sûr, mais. C’est comme si oser, s’imposer m’était inaccessible sans attributs virils. Avoir de la chatte par contre, c’est de la chance, plus question de compétences quand on est une femme. Un jour à table, un manager a dit « Les femmes sont toutes hystériques. D’ailleurs, hystérie vient d’utérus. » CQFD. Freud, sors de ce corps, bannis l’hystérie de ton vocabulaire, et laisse les femmes être en colère sans qu’il n’y ait de lien avec leurs organes génitaux.

Nos manières de désigner les femmes sont aussi parlantes, avec peu ou pas d’équivalences pour le masculin. On a déjà parlé ici du piège de garçon manqué. Dans le vocabulaire familier, soit on les infantilise : fille est utilisé familièrement pour désigner une femme – souvent comme équivalent de mec – alors que le mot désigne théoriquement une enfant ; soit on utilise des mots péjoratifs : nana, gonzesse, zouz, nénette. On a le droit aussi à un peu d’animalisation dans les insultes : poule(tte), dinde, chienne, cochonne, (grosse) vache. Et puis, vous reprendrez bien un peu de slut-shaming (toutes des salopes) : garce, coureuse, courtisane, femme facile, maîtresse… Il y a une vieille “blague” à ce sujet mise en musique en 2007 par Fatal Bazooka. Tout ça ne s’arrête jamais, puisqu’avec l’âge, on gagne la possibilité d’être une vieille fille ou encore une vieille peau. On pourrait continuer très longtemps comme ça. Toutes ces expressions si courantes montrent à quel point notre langage traduit (trahit) notre façon de penser. Nous sommes sexistes (oui, nous toustes, collectivement et structurellement, même inconsciemment, par héritage historique notamment), donc notre langage exprime ce mode de pensée et s’en rendre compte, l’identifier, c’est se donner la capacité de changer. 

Définitions données par Google. Le Wiktionnaire emploie le qualificatif de “vieilli” pour cette définition d’entraineuse.

Il en est d’ailleurs de même pour d’autres discriminations qui s’expriment dans le langage. La binarité du genre en français rend plus difficile l’expression des personnes non-binaires qui se tournent vers de nouveaux pronoms comme iel ou ael. Certains de nos mots ou expressions reflètent une vision pleine de stéréotypes racistes comme parler chinois, l’ustensile de cuisine que nous appelons chinois parce qu’il est pointu ou encore le téléphone arabe. Les insultes basées sur des handicaps ou des maladies, comme autiste, démontrent quotidiennement notre validisme. On pourrait enfin s’épargner de présupposer l’hétérosexualité de n’importe quelle personne à qui l’on s’adresse en usant de mots ou de tournures épicènes comme partenaire ou couple.

Penser l’égalité pour la dire et l’écrire

Parler ou écrire, c’est traduire sa pensée en mots, pour transmettre des idées vers les autres. C’est aussi par le langage qu’on pense : c’est parce que je peux exprimer quelque chose que je le pense. Pour celles et ceux qui lisent ou écoutent, mon langage induit des représentations et alimente leur pensée à son tour. 

« Il y a interaction entre langage et pensée. Un langage organisé agit sur l’organisation de la pensée, et une pensée organisée agit sur l’organisation du langage. »

Ahmad Amin

Réfléchir à ma manière de parler et d’écrire, choisir d’utiliser un langage non-sexiste, c’est essayer de véhiculer des représentations égalitaires, au plus près de la pensée initiale. Comme l’explique Eliane Viennot, le langage est un endroit où l’on peut agir individuellement vers l’égalité femmes-hommes, un outil assez simple à utiliser – même si on n’y arrive pas toujours, nos réflexes étant bien ancrés. On n’a pas à attendre un grand pas collectif, ni même à avoir l’assentiment de qui que ce soit – et c’est d’ailleurs ce qui pose problème aux plus réticents. Nombre de détracteurs de l’écriture inclusive s’offusquent qu’elle serait de « l’idéologie » : alors oui. Je ne sais pas pourquoi idéologie est devenu un mot si péjoratif, mais tout discours transmet des idées, une vision du monde et est donc fondamentalement idéologique : le mien quand je tente de visibiliser les femmes et d’éviter tout sexisme, autant que celui de l’Académie quand elle qualifie de péril mortel l’écriture inclusive ou assure que le genre masculin est plus noble.

Dans cet article particulièrement synthétique sur la controverse actuelle (que je référence plusieurs fois ensuite), des linguistes clarifient la définition de ce qu’est l’écriture inclusive, « dite aussi écriture épicène (en Suisse et au Canada), écriture non sexiste ou écriture égalitaire, [elle] représente un ensemble de techniques qui visent à faire apparaître une égalité, ou une symétrie, entre les femmes et les hommes dans les textes et à adopter un langage non discriminant par rapport aux femmes. » Si cette controverse est très vivace actuellement et se concentre sur l’écriture, elle est en fait loin d’être nouvelle et le langage inclusif est aussi un sujet à l’oral. De Gaulle est le premier homme politique à employer l’expression « Françaises, Français » pour parler aussi aux femmes, ayant nouvellement le droit de vote. L’académie, via Jean Dutourd, n’a pas oublié de pester un peu plus tard contre cette « manie ridicule ». Cette stratégie du doublon permet d’activer la représentation d’un groupe mixte pour un pluriel générique comme celui-ci ou dans « Bonjour à toutes et à tous ». Elle est aussi efficace dans le cas d’un singulier pour une personne dont on ne connaît pas le genre : l’auteur ou l’autrice, la ou le journaliste et utilisable également avec les pronoms : celles et ceux, elles et ils. Aussi bien pour des raisons de style et de phonologie que pour tenter de sortir de la binarité de genre, certaines personnes n’hésitent pas à créer des néologismes par contraction : toustes, celleux, iels. Pour éviter certains doublons, on peut aussi avoir recours à des structures de phrase épicènes, c’est-à-dire dont la forme ne varie pas selon le genre ou qui recouvre les deux genres. C’est le cas d’une personne, un individu, des gens, ou encore le lectorat, la magistrature, la classe politique, le personnel soignant mais aussi des structures passives Le cours de yoga est à 19h (au lieu de Ils et elles ont cours de yoga à 19h) ou Un gâteau a été fait (au lieu de Quelqu’un·e a fait un gâteau). 

Tous ces substantifs génèrent bien sûr des accords sur les adjectifs et les participes passés. Pour les partisan·es de l’écriture inclusive, les règles d’accord à préférer sont la règle selon le sens, i.e. en fonction du mot le plus important, ou la règle de proximité, en fonction du mot le plus proche. La règle de proximité est particulièrement adaptée aux doublons. « En revanche, des études scientifiques montrent que l’ordre choisi pour présenter chaque élément de la paire (« les boulangères et les boulangers » vs « les boulangers et les boulangères ») a un effet sur l’interprétation : l’élément présenté en premier est perçu comme plus central ou plus important. » Personnellement, j’essaie d’appliquer une règle simple d’énumération dans l’ordre alphabétique. C’est la raison pour laquelle je dis et j’écris l’égalité femmes-hommes et non l’inverse. Nous avons plutôt pour habitude d’employer le masculin en premier lieu, marque encore une fois de la vision de l’homme comme standard, comme référence et la position des femmes en tant qu’altérité. L’exemple le plus courant se trouve dans les offres d’emploi qui ont l’obligation de non-discrimination. On y trouve le plus souvent le fameux (H/F), même si de plus en plus d’offres sont rédigées de manière inclusive, souvent avec des termes épicènes ou des doublons. Contrairement à Pôle Emploi, le site de l’APEC utilise l’ordre alphabétique (F/H).

Dans les titres d’offres d’emploi (Pôle Emploi et APEC), beaucoup de masculin générique, un usage des doublons masculin et féminin, quelques termes épicènes et un peu de féminin générique – 04/02/2021

Le point médian, cristallisation des conflits 

A l’écrit, la stratégie du doublon peut alourdir un texte et requiert donc l’usage d’abréviations. C’est là que le bât blesse. Si nous avons depuis plusieurs dizaines d’années reçu des courriers commençant par « Cher(e) étudiant(e)/collègue/client(e) » et nos cartes d’identité indiquent « Né(e) le » sans choquer grand monde, depuis 4-5 ans c’est plutôt le point médian (ou point milieu) qui a les faveurs de l’usage. Il est préféré à la parenthèse “()” qui connote ce qui s’y trouve comme ayant une moindre importance, mais aussi au point standard “.” qui reste réservé aux fins de phrases et d’abréviations ainsi qu’au tiret “-” qui visuellement découpe plus les mots. Un défaut pratique : pour l’utiliser, il faut aller le chercher dans les caractères spéciaux, le copier d’un autre texte ou utiliser un raccourci clavier assez complexe.
Ce point médian, que j’utilise dans tous mes articles sur ce blog, cristallise les conflits sur une écriture inclusive qui en deviendrait illisible, menaçant même la langue française d’un « péril mortel » selon l’Académie Française. Récemment, suite à la publication d’un papier par un ami utilisant l’écriture inclusive et le point médian dans un petit journal obscur d’anciens élèves, une pluie de réactions outrées a fait rage. L’un des mails reçus avait pour objet : « Écriture dite « inclusive », même ici… ». Comment ça même ici ? Oui, même ici, dans les bastions masculins que sont les écoles d’ingénieur·es, les femmes existent. Dans un projet de mixité en entreprise, j’ai utilisé ces points médians dans quelques présentations et là également, la réaction ne s’est pas faite attendre, les directeurs s’inquiétant que je les force à utiliser cette écriture compliquée (et inutile cela va sans dire). Avais-je vraiment le pouvoir de les forcer à faire cette chose si horrible ? Absolument pas. Sincèrement, je m’interroge : pourquoi ces réactions si rapides et si violentes pour un féminin apparent dans une convention d’écriture ? Pour moi, rendre visible ce féminin, c’est rendre visible les femmes. Pourtant, je n’ai jamais forcé personne à l’utiliser, même si ça semble souvent être la crainte de mes interlocuteurs (masculin spécifique). Ont-ils peur d’une forme de soumission à un ordre social qu’ils ne désirent pas ? Bienvenue dans mon monde. Pourquoi ce qu’ils qualifient de “gesticulation” les fait tant sortir de leurs gonds ?

Cela dit, l’usage du point médian peut réellement créer des difficultés de lecture. Sur une population d’étudiantes et d’étudiants, une étude a mesuré « un léger ralentissement de la lecture (…) à la première apparition de ces formes, mais (elle) se normalisait ensuite. Pour autant, on ne peut pas conclure de cette étude que l’effet serait identique, ou différent, pour d’autres populations. Et les raisons de l’effet de ralentissement, comme de l’effet d’habituation, ne sont pas encore réellement connues. » D’après d’autres retours, une « impossibilité de prononcer » les termes en question poserait également problème, particulièrement dans le cas de structures plus complexes comme lecteur·trices ou chercheur·euse. Personnellement, je ne crois pas prononcer les mots quand je lis pour moi, ni en lisant d’autres abréviations comme av. J.-C, Dr, km/h ou encore n°, mais il semble que les manières de lire soient différentes selon les personnes et les situations. Si je devais le dire à voix haute, ce serait lecteurs et lectrices et chercheur ou chercheuse. Enfin, l’accessibilité des textes en écriture inclusive aux personnes atteintes de handicap est aussi un enjeu. Les personnes aveugles utilisent des lecteurs d’écran (logiciels de synthèse vocale) et ceux-ci commencent tout juste à prendre en compte le point médian maintenant que son usage se répand. Espérons que cette démocratisation continue. Pour les personnes souffrant de troubles “dys”, l’impact du point médian est encore peu étudié et les témoignages assez divergents. La plupart des recommandations demandent de limiter autant que possible l’utilisation de ce point médian en priorisant les autres modalités d’écriture inclusive en particulier pour les textes destinés aux enfants. 

Si les débats autour de ces graphies sont si prégnants, c’est que de plus en plus de personnes s’approprient l’expérimentation d’un langage plus inclusif mais avec des usages encore assez peu stabilisés. Se pose d’ailleurs la question de l’écriture de ces abréviations, les conventions n’étant pas encore complètement établies : où fait-on la reprise pour la seconde terminaison chercheur·se, chercheu·r·se, chercheur·euse ? La lecture me semble plus fluide avec cette troisième proposition. Une autre solution pour contrer ces difficultés, spécifiques aux noms dont la terminaison est très différente au masculin et au féminin, peut aussi passer par des propositions de néologismes comme lecteurices (acteurices, auditeurices, dessinateurices…) ou chercheureuse (professeureuse, développeureuse, footballeureuse…). Il est vrai que cela complexifie les phases d’écriture, mais dans des métiers trustés par les hommes ou des situations stéréotypées, forcer la visibilité des femmes dans les représentations a un véritable impact. Pour ma part, apprendre à transformer mes pratiques écrites et orales est un nouveau jeu de vocabulaire et de formulation. Cela force quiconque voudra accéder à mes propos à subir ce langage – et donc, je l’espère, avoir un impact sur ses représentations, les faire évoluer. Je ne sais pas quelle est la meilleure solution entre l’usage des points médians, plus courte, la version doublons, l’utilisation d’un féminin générique ou la tentative de création de néologisme qui s’absolvent de la question du genre. Aujourd’hui toutes ces pratiques cohabitent dans les usages, en fonction des personnes mais aussi des situations orales ou écrites, textes publics ou non, type de destinataire, enjeu du message, etc. De nombreux guides sont disponibles en ligne pour guider ses propres usages dont voici quelques exemples : cet état des lieux des sciences linguistiques, les préconisations d’Eliane Viennot autrice de nombreux ouvrages et articles sur le sujet ou encore des pistes pour l’accessibilité aux personnes dyslexiques ou utilisant des lecteurs d’écran. Pour simplifier l’utilisation du point médian, une personne a développé des extensions pour les navigateurs Internet, pour chercher d’autres solutions de graphie, quelqu’un a dessiné une nouvelle typographie. Les initiatives sont multiples et ces expérimentations me semblent être un bel exemple d’intelligence collective pour aller vers les meilleures réponses possibles aux différents besoins. 

Changer l’orthographe ne suffira pas à faire disparaître le sexisme, mais puisqu’aujourd’hui notre langage perpétue nos représentations sexistes, ne rien changer c’est maintenir notre vision oppressive. Dans une démarche globale vers l’égalité entre les femmes et les hommes, il semble acquis que changer nos mentalités nous amènera à changer notre langage, le plus flagrant étant que le masculin ne pourra plus l’emporter sur le féminin. Jouons avec la langue française et commençons dès aujourd’hui.


Si le sujet des sciences du langage vous passionne, quelques ressources utilisées pour cet article :


Une femme sur deux est un homme. Langagez-vous pour l’égalité ! [1ère partie]

Un policier tente de refouler une dizaine de femmes venant apporter des fleurs à la « femme du soldat inconnu », le 26 août 1970, place de l’Etoile à Paris
Slogans : « Un homme sur deux est une femme », « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme » – Source : France Culture

Le langage dit inclusif se fait de plus en plus présent dernièrement, particulièrement visible à l’écrit et facilité par une diffusion rapide sur les réseaux sociaux. Celui-ci génère parallèlement engouement et grosses levées de boucliers, polarisant une discussion souvent sans réellement en développer les tenants et aboutissants. Je vous propose donc d’apporter ma pierre à l’édifice de ce grand débat.

Parler et écrire sont deux activités que l’on pratique tous les jours ou presque, depuis notre tendre enfance. Petite, j’adorais les dictées (ne me jugez pas) et je voulais tous les ans faire celle des Dicos d’Or, j’étais bonne élève et j’ai toujours aimé les jeux avec des mots : mots fléchés, mots croisés… C’est donc en toute logique que j’accordais une grande importance à l’orthographe des mots et à la grammaire, à bien écrire et bien parler, ne pas faire de fautes, à respecter les règles de ce qu’il faut ou ne faut pas dire. En France, on apprend à lire et à écrire à l’école primaire, la grammaire et l’orthographe dès le 2ème cycle (CP, CE1, CE2). Cet apprentissage est long et fastidieux : une même prononciation peut donner lieu à différents sens et/ou différentes graphies (c’est, ces, sais, sait, s’est, ses) ; à chaque fois qu’une règle est énoncée, il faut également retenir ses exceptions (caillou, chou, genou, hibou, joujou, pou). On trouve des florilèges de ces exceptions sur internet, tous énonçant d’ailleurs des règles différentes. Comme l’expliquent dans leur passionnant TedX les linguistes Arnaud Hoedt & Jérôme Piron, si l’orthographe française est aussi complexe, c’est loin d’être un hasard. « En 1694, dans les cahiers préparatoires du tout premier dictionnaire de l’Académie Française il est écrit : L’orthographe servira à distinguer les gens de lettres des ignorants et des simples femmes. » Au-delà de la misogynie de l’Académie, sur laquelle on s’attardera un peu plus loin, il est clair que cet héritage a perduré : bien parler et bien écrire est aujourd’hui encore nécessaire pour être autoriséᐧe à tenir un discours public. Au contraire, une faute de français, orale ou écrite, est un prétexte couramment utilisé de disqualification des propos, particulièrement visible lors de mouvements sociaux comme les gilets jaunes ou sur internet, provoquant de l’insécurité linguistique. L’orthographe et la grammaire servent donc à la distinction de classe, mais le langage lui-même exprime également d’autres hiérarchies, en particulier celle du genre.

Dans les principales règles de grammaire que l’on apprend, il y a l’accord en genre et en nombre des verbes et adjectifs avec leur sujet. Mais dans le cas de sujets multiples, une règle s’énonce : Le masculin l’emporte sur le féminin. On nous rabâche tellement cette phrase qu’il n’y a sans doute pas un·e élève français·e à qui elle n’évoque pas des souvenirs des bancs de l’école. Peut-on croire que la répétition de cette phrase à nos oreilles, de 6 à 10 ans, n’aurait aucun impact sur notre compréhension des rapports humains ? Le masculin l’emporte sur le féminin, on dirait le patriarcat résumé en une phrase : on retrouve ici à la fois la hiérarchisation des genres, puis en conséquence l’invisibilisation du féminin. 

Illustration d’un manuel de grammaire. Source : Slate

L’Académie Française est-elle vraiment immortelle ? 

Avant de creuser l’impact concret que peuvent avoir ces règles de grammaire, notamment étudié en psycholinguistique, intéressons-nous à leur source. Car oui, ces règles viennent bien de quelque part, elles ont été édictées par des gens et pour des raisons qu’on pourrait aujourd’hui qualifier d’idéologiques. Vous connaissez sûrement l’Académie Française !
L’Académie Française est une institution officialisée par Richelieu en 1635 avec pour mission, signée du roi Louis XIII de « donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences. » On apprend sur le site de l’Académie que les statuts de 1635 sont toujours en vigueur. Ses membres sont au maximum 40 dont unᐧe secrétaire perpétuelᐧle, éluᐧes par leurs pairs déjà membres, et ce jusqu’à leur mort (le temps moyen de siège est de 17 ans actuellement). Ces “immortelᐧles” à qui on donne pour mission de réglementer la langue française sont historienᐧnes, philosophes, politiques, écrivainᐧes ou encore hommes d’Église. Pas de linguiste à l’horizon. La première femme parmi ces membres a été Marguerite Yourcenar, en 1980, soit après 345 années d’existence. Actuellement, il y a 5 femmes académiciennes sur 33 immortelᐧles (7 sièges sont vacants), dont Hélène Carrère d’Encausse qui en est la secrétaire perpétuelle, première femme à occuper ce poste. 

Au nom de sa mission, l’AF produit une norme prescriptive d’usage de la langue via différentes publications dont, naturellement, un dictionnaire ainsi qu’une rubrique « Dire, ne pas dire » sur son site et dans Le Figaro. Depuis sa fondation, elle n’a édité que 8 dictionnaires, dont le dernier date de 1935, soit un tous les 37 ans et plutôt un par siècle si l’on se base sur les plus récents. Malheureusement, les langues vivantes évoluent beaucoup plus rapidement : le mot Covid fait son entrée dans le Robert en 2021, après une année complète d’utilisation quotidienne. On voit là que le rôle du dictionnaire est plutôt de consacrer les usages plutôt que de les définir. La rédaction de la 9ème édition du dictionnaire de l’AF a commencé en 1986 et n’est toujours pas terminée, ce qui le rend donc déjà obsolète avant même sa sortie. Le mot Covid n’y figurera sans doute pas, puisque ce sont actuellement les mots commençant par S qui sont travaillés. D’ailleurs, quand il s’agit de dictionnaire, les Français et Françaises utilisent plutôt le Larousse, le Robert ou même le Wiktionnaire.
Fun fact : le Robert a choisi pour Covid un genre “masculin ou féminin” puisque les deux sont utilisés (la ou le). L’Académie a recommandé en France d’utiliser la Covid le 7 mai 2020, soit après 2 mois d’un usage quotidien plutôt orienté vers le Covid par des millions de personnes. L’Office québécois de la langue française a fait la même recommandation d’usage du féminin pour (la) Covid, mais beaucoup plus tôt, ce qui a accompagné un usage plus important du féminin par les Québécoisᐧes

Selon un rapport de 2018 de l’OIF, le français est parlé par 300 millions de locuteurᐧices dans le monde, dont 235 millions le font quotidiennement et parmi lesquels 59% se trouvent sur le continent africain. La France représente donc seulement 22% de ces locuteurᐧices. Dans ce contexte, quelle est la légitimité d’une norme prescriptive édictée par 40 immortelᐧles, proches du pouvoir politique, éluᐧes de manière peu démocratique et sans expertise ni cursus linguistique ?
Si l’influence de l’Académie diminue aujourd’hui, notamment avec le développement et la médiatisation des sciences linguistiques par des vulgarisateurᐧices, on lui doit une conséquente masculinisation de la langue française. La règle d’accord du masculin qui l’emporte sur le féminin s’impose au XVIIe siècle, quand Bouhours, prêtre que le Larousse qualifie « d’oracle de l’Académie Française », affirme en 1675 que « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte ». Il sera complété par le grammairien et académicien Nicolas Beauzée en 1767 : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ». Avant l’établissement de cette règle, qui ne s’est généralisée qu’avec l’arrivée de l’école obligatoire, on trouvait fréquemment appliquée dans les textes littéraires la règle de proximité (en réalité encore régulièrement en usage comme dans les plus belles villes et villages de France) ou celle du sens (Les filles et leur père sont parties).

Pourquoi les mots ont-ils un genre ?

En français, il y a pour tous les substantifs (noms) deux catégories de genre, que l’on nomme genre masculin et genre féminin. Que ces catégories soit nommées genre masculin et féminin n’a en réalité de sens motivé et transparent que pour les être animés selon leur catégorie de sexe ou de genre : le fils/la fille, le lion/la lionne. La table ou le couteau ont bien un genre grammatical, décrit respectivement comme féminin et masculin, mais celui-ci n’a pas spécialement de raison d’être. Il peut d’ailleurs être différent dans d’autres langues comme l’allemand der Tisch (masculin) ou das Messer (neutre) ou encore inexistant comme en anglais the table ou the knife (le genre existe bien en anglais pour les pronoms). 
Nous avons une langue binaire : en français, tous les noms ont un genre, soit masculin, soit féminin. Rien d’autre. Il n’y a pas de neutre (sauf le pronom on). Cela pose aujourd’hui un problème particulier dans deux cas symptomatiques : le cas d’un groupe mixte qui comprend des personnes des deux genres, par exemple les étudiants, ou le cas d’un individu non encore désigné ou inconnu, d’une fonction, par exemple le César du meilleur réalisateur. Notons que depuis 2016, le nom officiel de la récompense parle de la meilleure réalisation, mais la presse emploie toujours l’ancienne appellation. Dans tous les cas, depuis 2016 cette récompense n’a été donnée qu’à des hommes, la seule femme à l’avoir obtenue reste Tonie Marshall en 2000. Ces deux cas correspondent à ce qu’on appelle l’emploi générique, contrairement à l’emploi spécifique quand le genre est connu. 

Dans notre apprentissage, nous abordons d’abord l’usage spécifique du genre : je suis une fille, mon père est ouvrier et ma mère enseignante. On apprend cela « de manière implicite déjà en période préscolaire. Quand on parle à une fille, on parle au féminin et quand on parle à un garçon, on parle au masculin » comme l’explique Pascal Gygax dans cet excellent épisode du podcast Parler comme jamais. Par la suite, on apprend que pour les usages génériques, il faudrait utiliser le genre masculin lui conférant ainsi un rôle soi-disant « neutre, dev[enant] le genre de référence, non-discriminant ». Quel symptôme frappant de notre androcentrisme ! C’est ce que Monique Wittig décrit dans La pensée straight, « Or les grammairiens appellent ce genre “masculin” dans la pratique, tendant ainsi par contamination grammaticale et sémantique à faire du genre masculin un genre non marqué par le genre, versant du côté de l’universel et de l’abstrait. Voir chez les linguistes la notion de générique. Tandis que le féminin porte la marque du genre et ne peut jamais être au-delà des genres. » Le seul genre marqué est le genre féminin, et c’est vrai partout : il y a la coupe du monde de football et la coupe du monde féminine de football, la presse et la presse féminine. L’universel est masculin, l’autre c’est la femme pour qui on construit une forme de sous-culture.
Pour bousculer cette vision de l’universel, Wittig avait justement écrit un roman au féminin générique, Les Guérillères. D’autres s’approprient aujourd’hui encore ces réflexions, comme l’humoriste Typhaine D. dans son spectacle intitulé La pérille mortelle, en écho à la réaction de l’Académie Française (encore elle) sur l’écriture inclusive en 2017 : « devant cette aberration (…), la langue française se trouve désormais en péril mortel ». Rien que ça. Écoutez-la, c’est croustillant ! Au-delà de l’ironie du texte de Typhaine D., le féminin générique a pour vertu de complètement bousculer nos représentations. Quel effet vous a fait le titre de cet article ? Parce que c’est bien de cela dont il s’agit, quelles représentations sont générées dans nos cerveaux à l’énonciation d’une forme ou d’une autre ? 

Les études en psycholinguistique (lien entre langage et représentations mentales) nous donnent des réponses, dont une qui fait référence sur le sujet, publiée en 2008 et intitulée « Un ministre peut-il tomber enceinte ? L’impact du générique masculin sur les représentations mentales ». Sa conclusion est sans appel (comme résumé dans ce fil sur Twitter): en moyenne, 23 % des représentations mentales sont féminines après l’utilisation d’un générique masculin, alors que ce même pourcentage est de 43 % après l’utilisation d’un générique épicène, dont la forme ne varie pas selon le genre (comme personne, élève ou responsable). Le masculin générique est bien loin d’être anodin, et contribue effectivement à invisibiliser les femmes en activant de façon majoritaire la représentation d’hommes uniquement. Concrètement, quand on parle d’une personne sur un sujet, on a tendance à visualiser la version masculine de son rôle : un chercheur, un docteur, un professeur. A tel point qu’on dévie souvent en appelant une personne dont on ne connaît pas le genre le mec ou le gars, présupposant sans s’en rendre compte qu’un homme a forcément agi, comme s’il était complètement sorti de notre imaginaire que les femmes existaient. Dans mon précédent travail, quand on parlait des missions à venir, j’entendais toujours « le mec va devoir faire cette tâche », alors que personne n’avait encore été désigné. Mon petit prosélytisme du quotidien : j’ai commencé à ajouter « ou la meuf » à chaque le mec pour interroger ces représentations – et j’y ai gagné de me faire reprendre également, ce que je considérais comme une petite victoire car malheureusement, je le dis aussi… Pourtant, dans le langage courant, on arrive facilement à utiliser le féminin générique dans le cas de stéréotypes associés, comme quand mon directeur voulait recruter une nouvelle assistante !

Pour infirmières, le féminin générique est très couramment utilisé – article du 26 janvier 2021

Ambassadrice, boulangère ou présidente 

L’autre grand effort de l’Académie Française fut pour la masculinisation des noms de métiers – enfin surtout certains, qu’ils considéraient l’apanage des hommes. Andry de Boisregard, grammairien conseiller des académiciens écrit en 1689 dans Réflexions sur l’usage présent de la langue françoise : « Il faut dire cette femme est poète, est philosophe, est médecin, est auteur, est peintre; et non poétesse, philosophesse, médecine, autrice, peintresse, etc. ». Si, au prix de longues luttes, le mot autrice est toujours présent dans les usages et de plus en plus courant ces dernières années, les suffixes en -esse ont complètement disparu de nos habitudes. Au prétexte qu’une fonction serait neutre, on s’est donc employé à uniformiser les noms de métiers avec ce fameux masculin générique : dixit notre chère Académie en octobre 2014, « la dénomination de la fonction s’entend comme un neutre distinct du sexe de l’individu qui l’incarne ». Ne nous y trompons pas, cela n’est valable que pour des fonctions assorties d’un certain prestige social, et donc majoritairement masculines. Personne n’a jamais eu de problème à parler de couturières, de puéricultrices ou de femmes de ménage. 

Personnellement, ma signature de mail dans mes premières années de carrière indiquait Consultant. J’ai longtemps utilisé ce fameux masculin neutre avant d’oser le féminiser, me dire consultante, comme si j’avais eu besoin de démontrer ma légitimité à exercer ce métier avant de pouvoir y appliquer mon genre. C’est tellement ancré dans nos mentalités que féminiser ce nom me donnait l’impression d’exercer un métier différent de celui de mes collègues masculins, et disons le, un métier de moindre valeur. L’argument de la différenciation, qu’on ne peut pas vraiment dissocier de celui de la dévalorisation, est encore aujourd’hui un frein pour les femmes à adopter ces noms de métiers féminisés. C’est le cas avec autrice ou écrivaine même s’ils se démocratisent, alors qu’actrice ne pose pas de difficulté. C’est aussi le cas d’avocate, loin d’être adopté par toutes les femmes concernées. D’ailleurs, le vocabulaire du monde de la justice témoigne de sa masculinité, même si les hommes y portent la robe, quand le diplôme d’avocat vous octroie le titre de Maître (la connotation sexuelle du terme maîtresse freinera d’autant plus une féminisation de ce titre, même si maîtresse de conférences commence à être usité) et vous permet d’échanger des politesses entre confrères (on reviendra sur la (con)fraternité). Beaucoup de femmes occupant de hautes fonctions ont du mal à se dire directrices et j’ai récemment entendu une femme s’auto-désigner comme administrateur d’entreprises.

Sur LinkedIn, réseau social professionnel, beaucoup de femmes sont Directeur – Collage 4/02/2021

Si en 1986, Laurent Fabius publie une circulaire prescrivant la féminisation des noms de métiers, titres et grades, le sujet ne devient fortement médiatisé qu’à la fin des années 1990, quand les femmes du gouvernement Jospin se font appeler « Madame la ministre » au lieu de « Madame le ministre ». L’Académie (toujours elle) est vent debout. Maurice Druon, alors secrétaire perpétuel, publie en 1999 dans Le Figaro un texte intitulé La mauvaise pente : « Si le président devient la présidente (…) On se moque de la langue française, c’est-à-dire de la France. » Féminin serait donc bien synonyme de moindre valeur, à tel point que la France se rendrait ridicule d’avoir une présidente, que son prestige risquerait de grandement diminuer si elle se féminise un peu trop.
Dans la dernière édition du dictionnaire de l’AF (celle de 1935), le mot présidente est défini comme la femme d’un président. Certaines fonctions ayant été réservées aux hommes, le nom féminisé était attribué à la femme de : ambassadrice, pharmacienne, préfète, présidente, etc. Cette excuse a été utilisée pour revendiquer un usage de Madame le Préfet pour une femme occupant la fonction, puisque Madame la Préfète était l’épouse du préfet. Mais alors comment devrait-on appeler l’époux de Madame le Préfet : Monsieur la Préfète ? Non, évidemment, il n’y a qu’aux femmes qu’on nie toute identité pour les désigner uniquement au travers d’un homme. Nos dictionnaires plus courants ne sont pas toujours prompts non plus pour enregistrer les usages : début février 2020, l’édition en ligne du Larousse fait grand bruit car elle affiche pour les définitions d’ambassadrice, boulangère ou présidente : femme de l’ambassadeur, du boulanger, du président

Finalement, le 28 février 2019, sous l’impulsion de l’immortelle Dominique Bona, l’Académie Française se résout à adopter la féminisation des noms de métiers, constatant dans son rapport que « la langue française a tendance à féminiser faiblement ou pas les noms de métiers (et de fonctions) placés au sommet de l’échelle sociale » (sic). Il y a donc encore des métiers qu’il est difficile de féminiser comme marin et d’autres qu’on n’emploie quasiment jamais au masculin comme puéricultrice ou assistante maternelle, puisque s’occuper des enfants est toujours considéré comme réservé aux femmes. Sage-femme est aussi souvent cité comme contre-exemple à l’absence de féminisation, même si le mot femme dans ce terme désigne plutôt celle dont on prend soin.

Fin de la première partie . La suite, où l’on explore l’androcentrisme du langage institutionnel et les différentes pratiques d’écriture inclusive est disponible par ici.

Pour l’égalité salariale, je n’attendrai pas un siècle

En 2016, à l’échelle mondiale, le salaire moyen des femmes représente 77 pourcent de celui des hommes (Source ONU). En France, c’est sensiblement la même chose. Le sujet des inégalités de salaires est connu et médiatisé. Pourtant, l’évolution est lente. Alors, genre et revenus, on en est où ? Et qu’est-ce qu’on peut faire pour accélérer la donne ?

Vers la fin de ma première année de vie professionnelle, début 2013, dans une discussion somme toute banale, D., manager dans mon entreprise, me dit : « C’est normal que les femmes soient moins payées étant donné qu’elles travaillent moins d’heures, elles partent toujours plus tôt pour s’occuper des enfants. » Excellente façon de me faire comprendre l’hostilité du monde du travail envers les femmes et de me remettre à ma place dès le début de carrière : rappel de mon rôle reproductif et freinage immédiat de mes ambitions. J’ai entendu « ce monde n’est pas fait pour toi, rentre plutôt chez toi faire des gosses ». 

Les inégalités de revenus en fonction du genre, je crois que j’en ai toujours entendu parler car elles sont souvent abordées dans l’espace médiatique. La loi française, dans le code du travail, consacre le principe “A travail de valeur égale, salaire égal” depuis 1972. Malgré cette médiatisation, les écarts persistent et se réduisent de moins en moins vite depuis 1995. D’après le rapport du Forum économique mondial fin 2019, au rythme actuel, il nous faudra un siècle en France pour atteindre l’égalité. Contrairement à D., je ne trouve pas ça très “normal”, et l’inscription du principe d’égalité dans le premier article de notre constitution semble plutôt me donner raison. En juin 2020, l’Insee a publié sa dernière étude sur les écarts de rémunération femmes-hommes des salarié·es du secteur privé, analysés sur les revenus 2017. L’occasion pour moi de décortiquer tous ces chiffres et d’analyser la réalité qu’ils exposent.

En 50 ans, l’écart de rémunération est passé de 42% à 28,5%, soit une baisse de 13,5 points. Dans 100 ans, on y sera encore ?
Source de l’image : Pour l’éco

28,5% de salaire en moins / 40% de salaire en plus

En 2017, le revenu salarial net moyen des femmes était de 16 299€, celui des hommes 22 793€, soit une rémunération inférieure de 28,5 %[1]

Il est important de noter que la question du point de vue, abordée dans l’article précédent, n’est ici pas anodine. Cette mesure de l’écart de 28,5% considère que la référence, la base 100, est le revenu des hommes, c’est-à-dire que pour 100€ perçus par un homme, une femme perçoit 71,5€. Si l’on prend comme base de référence le salaire des femmes, pour 100€ gagnés par une femme, un homme en gagne 139,9 soit près de 40% de plus. Comme l’auraient dit mes profs de physique, “tout dépend du référentiel”… Cette convention de mesure est celle qui utilise le point de vue masculin comme à la fois le neutre et l’universel. Et je n’ai pas dérogé à cette convention dans cet article hélas, pour que les chiffres mentionnés restent les mêmes que ceux qu’on peut lire ailleurs, dans toutes les études et tous les articles sur le sujet. 

La première raison de cet écart résulte des inégalités du temps de travail rémunéré. Toujours d’après l’étude Insee, en 2017, les femmes salariées ont travaillé en moyenne 0,67 EQTP (équivalent temps plein) contre 0,78 pour les hommes. C’est 29,6 % des femmes salariées de 15 à 64 ans qui sont à temps partiel, contre 7,7 % des hommes. Ce recours au temps partiel augmente avec le nombre d’enfants à charge pour les femmes, alors que ce n’est pas le cas pour les hommes[2].

Travailler gratuitement

C’est là que D. avait raison, les femmes travaillent moins d’heures que les hommes car elles s’occupent des enfants. Enfin ça, c’est quand on parle du travail rémunéré. En revanche, les femmes assurent toujours la majorité du travail domestique et parental (s’occuper des enfants entre autres, du foyer plus généralement) : entre 60 et 72% selon comment on définit ce périmètre. Dans les couples où l’homme est travailleur indépendant (garagiste, agriculteur, artisan…), elles assurent aussi souvent gratuitement une partie du travail administratif. C’est en moyenne, 2/3 du travail des femmes qui n’est pas rémunéré, 1/3 de celui des hommes. Soit, un total de 54h de travail par semaine pour les femmes contre 51 pour les hommes, mais les journées font toujours 24h pour tout le monde.
Alors, travailler plus pour gagner plus, vraiment ? En réalité, ce travail reproductif constitue une “ressource exploitable gratuitement”, comme le nomme Caroline Criado-Perez dans Invisible Women : il représente une part importante de la “production” d’un pays, pourtant il n’est pas valorisé économiquement. Des estimations indiquent que ce travail pourrait représenter 33% du PIB en France

Dans une société qui mesure la valeur d’un individu à ses accomplissements professionnels et même plus particulièrement à sa réussite financière, et qui continue, comme D., à penser que c’est le temps de travail qui fait la performance, le fait que les femmes travaillent moins (en nombre d’heures rémunérées encore une fois) entretient leur position d’inférieures, à la fois à l’échelle des groupes sociaux mais aussi à l’échelle individuelle. Gagner moins que son conjoint, c’est potentiellement alimenter la situation de domination. Ce travail non rémunéré assuré par les femmes est celui qui permet aux hommes en couple hétérosexuel, quand on les interroge sur les raisons de leur réussite professionnelle, de déclarer “Ma femme est formidable”.

Dans les couples hétérosexuels, selon une autre étude Insee, les femmes gagnent en moyenne 42% de moins que leur conjoint. Avoir un salaire plus important est un argument pour hiérarchiser l’importance du travail et diminuer l’investissement dans les tâches domestiques. Cette répartition déséquilibrée limite ensuite, pour l’autre membre du couple, la capacité d’investissement dans un travail rémunéré limitant d’autant sa progression de carrière. L’écart de salaires grandit, dans un cercle vicieux bien difficile à briser. Et quand cette domination s’exerce dans le couple jusqu’à des situations de violences conjugales, la dépendance financière vis-à-vis de sa/son partenaire rend la rupture impossible. 

Il n’y a qu’un travail autonome qui puisse assurer à la femme une authentique autonomie.

Simone de Beauvoir – Le deuxième sexe

#5novembre16h47

L’étape suivante dans l’analyse est donc de supprimer l’écart dû à cette variable du temps de travail. On ramène alors la comparaison au salaire horaire moyen (ou en équivalent temps plein). Là encore, les chiffres sont saisissants : en 2017, en France, pour une heure de travail salarié, les femmes gagnent 16,8% de moins que les hommes. Dans la fonction publique, l’écart est légèrement plus faible, à 12,4%. Sur cette base, en 2019, le collectif Les Glorieuses a calculé qu’à partir du mardi 5 novembre, à 16h47, les Françaises ont travaillé symboliquement gratuitement jusqu’à la fin de l’année. Sur une carrière, cela équivaut à 7 années de travail cumulées non rémunérées.

On explique une partie de cet écart par ce qu’on appelle couramment la ségrégation professionnelle, c’est-à-dire que certains métiers ont un genre. Cette ségrégation est à la fois une ségrégation de catégorie de métiers (horizontale) et de niveau hiérarchique (verticale). L’étude précise que « les femmes occupent plus souvent que les hommes des emplois moins qualifiés : en 2018, 25,9 % des femmes en emploi sont sur des postes d’employés ou d’ouvriers non qualifiés, contre 15,0 % des hommes. À l’inverse, elles sont moins souvent cadres (15,7 % contre 20,8 % des hommes). »

Certains métiers s’accordent au féminin

Cette période Covid a mis en évidence cette ségrégation horizontale, avec beaucoup de femmes en “première ligne”, comme Christiane Taubira l’a résumé, « ce qui fait tenir la société, c’est d’abord une bande de femmes ». Les femmes représentent en effet 91% des aides-soignant·es, 83% des enseignant·es du premier degré, 90% du personnel des Ehpad, 90% des caissier·es et 97% des aides à domicile. Elles se concentrent dans un nombre de métiers plus restreint et moins bien valorisés, particulièrement dans les domaines du care : aide à la personne, nettoyage, enseignement, assistance. Il n’est pas anodin qu’il soit bien plus facile de mettre certains noms de métier par défaut au féminin : infirmière, secrétaire (sous l’apparente neutralité de ce terme, on notera qu’un secrétaire est un meuble), assistante. Le discours d’un dirigeant qui cherchait à recruter “un associé et une assistante” m’avait marquée. Le genre des personnes cibles était déjà défini dans son imaginaire et ça n’a pas choqué grand monde, tellement nos stéréotypes sont ancrés : associé = homme / secrétaire = femme. Cela correspond à une réalité statistique, mais bloque nos capacités à envisager un franchissement de cette norme.

On a parfois tendance à s’arrêter à ce constat, sans pousser la question jusqu’à se demander pourquoi. Pourquoi les métiers occupés par des femmes, bien qu’essentiels à notre vie en société, sont peu qualifiés et donc peu valorisés économiquement ? En France, on est libre de choisir son métier et c’est vrai que cette ségrégation se joue pour beaucoup au moment de l’orientation avec là encore, l’influence de nos bons vieux stéréotypes : combien de mes camarades féminines à l’école primaire voulaient devenir puéricultrices quand les garçons rêvaient d’aventure et d’exploits…? Mais vraiment, c’est pas de chance que les métiers que les femmes choisissent soient les moins bien payés… En réalité, nous avons ce que la chercheuse Séverine Lémière appelle des biais de sous-valorisation des métiers féminins. Elle l’explique dans cet entretien : Ces métiers féminisés « sont associés à des compétences présumées innées chez les femmes […] À partir du moment où on attribue ces compétences à des qualités naturelles, on retire leurs spécificités professionnelles. C’est le piège. […] Si on retire la technicité et le caractère professionnel de ces compétences, forcément ça joue sur le niveau de salaire. »
De la même manière, les caractéristiques liées à la pénibilité sont mieux reconnues dans les emplois majoritairement masculins, comme ouvrier du bâtiment ou éboueur. Pourtant, les métiers du nettoyage utilisent beaucoup de produits toxiques, les métiers d’aide à la personne nécessitent de porter des gens toute la journée et personnellement, rien qu’imaginer gérer 30 enfants en bas âge en même temps m’épuise. 

Par ailleurs, s’applique donc la ségrégation de niveau hiérarchique, aka le fameux plafond de verre : les postes prestigieux avec les salaires les plus élevés sont trustés par les hommes. Entre les 10% d’hommes les moins bien rémunérés et la même tranche des femmes, l’écart est de 7%. Il grimpe à 21% pour les tranches hommes et femmes des 10% des salaires les plus élevés (cf. schéma ci-dessous). Dans la même logique, l’écart de salaire horaire entre hommes et femmes augmente avec le niveau de diplôme[3] et avec l’expérience professionnelle[4]. On estime qu’à l’arrivée à la retraite, l’écart culmine à 37%. 
Et pour la retraite elle-même, c’est pire : 37% d’écart en fin de carrière, couplé à l’impact d’une carrière découpée par les maternités = 42% de retraite en moins : 1.099 euros bruts contre 1.908 euros.

L’écart de salaire augmente avec le niveau de rémunération. Faire partie des 10% des femmes les mieux rémunérées, c’est gagner 21% de moins qu’un équivalent masculin parmi les 10% des hommes les mieux payés. Source : Observatoire des inégalités

Ecart inexpliqué : discrimination sexiste ou différences de caractéristiques ?

L’étude s’emploie ensuite à étudier ce que l’on appelle souvent l’écart inexpliqué, une fois retirés les effets du temps partiel et de la ségrégation professionnelle. « L’écart de salaire moyen en EQTP entre les femmes et les hommes pour un même poste se réduit donc à 5,3 % dans le secteur privé en 2017. »
Le rédacteur de l’étude Insee explique ensuite dans un paragraphe peu clair quelque chose qu’on pourrait paraphraser en : On n’est pas sûrs que ces 5,3% restant soient de la pure discrimination sexiste. Si on allait plus finement dans l’analyse, on trouverait d’autres caractéristiques qui expliqueraient le reste de l’inégalité. C’est là qu’on arrive à mon sens dans les limites de l’analyse, parce que ça revient à dire : quand on enlève tous les facteurs explicatifs des inégalités salariales, il n’y a plus d’inégalité. No shit, Sherlock ! Je m’explique. Les chiffres de la “part inexpliquée” de ces inégalités de revenus entre hommes et femmes varient ces dernières années entre 5 et 10% selon les sources et les périodes. On peut souvent lire dans les articles sur le sujet une attribution de cette part à de la discrimination sexiste, ce qui est ici remis en cause par le rédacteur de l’Insee. Mais qu’est-ce que c’est au juste “la discrimination sexiste dans les salaires” ? Personne ne croit que les employeurs ont une grille de salaire différente en fonction du genre de ses salarié·es. Et comment comparer un salaire à un “même poste” ? En réalité, même à l’échelle d’une entreprise, le “même poste” n’existe pas. L’entreprise gère une multitude de situations individuelles. 

Je vais m’aventurer ici dans un cas personnel en espérant qu’il donne des pistes à cette réflexion. Dans mon entreprise de conseil, j’ai été promue moins rapidement que 2 camarades masculins dont le parcours était assez similaire. Personne ne s’est dit “Maëll étant une femme, il faut qu’elle progresse moins vite”, absolument personne. Pourtant, je pense que le sexisme structurel (je m’attarderai sur cette notion dans un autre article) y est pour quelque chose. Parce que je n’ai pas eu le même parrainage d’autres hommes dans des positions hiérarchiques plus élevées, parce qu’on attendait de moi un comportement adoptant des codes du masculin que je n’avais pas ou parfois qu’on ne me reconnaissait pas. Est-ce que j’étais moins performante ? Peut-être. Est-ce que j’ai moins demandé d’augmentation ? Pas sûr. Est-ce que j’acceptais moins les horaires tardives ? Sans doute. 

L’objectif n’est pas de refaire le détail de ma progression de carrière ici, mais d’utiliser cet exemple pour montrer que la structure dont résultent les inégalités de salaires en fonction du genre est difficile à isoler à une échelle individuelle. Ces inégalités de salaires “inexpliquées”, si on va à l’échelle des individus, on trouvera toujours des moyens de l’expliquer. Il travaille plus tard, elle prend plus de jours pour s’occuper de ses enfants, elle prend moins de responsabilités, elle est moins performante, elle n’a pas demandé d’augmentation, etc. Chacune de ses raisons pourra être défendue comme tout à fait valable individuellement. Pourtant à l’échelle globale, les statistiques nous montrent que la somme de tous ces cas individuels finit par jouer en défaveur des femmes. Cet écart “inexpliqué”, 9% ou 5,3% c’est donc aussi un symptôme du plafond de verre. S’appliquant sur la durée, ces inégalités “à poste équivalent” limitent la progression et la promotion des femmes, aboutissant à la ségrégation professionnelle hiérarchique. 

Mesurer les inégalités, une première étape

Les inégalités de salaires entre hommes et femmes sont donc un résultat de plusieurs situations, témoignage de nos biais genrés à la fois dans le domaine professionnel et domestique, mais ce n’est qu’assez peu un levier d’action à l’échelle individuelle.
A l’échelle collective, le gouvernement se veut volontariste sur le sujet et en 2019, l’index de l’égalité femmes-hommes a été déployé. Malgré les critiques qu’on peut lui adresser, les résultats sont édifiants : 6% des entreprises françaises de plus de 250 salariés versent des salaires égaux aux femmes et aux hommes et 1% parmi celles de plus de 1000 salariés. Toutes les autres semblent donc avoir un bout de chemin à parcourir. 

Cet index implique une nécessaire mise en place d’indicateurs dans les entreprises. Prendre la mesure de l’état des lieux, c’est la première étape pour pouvoir agir : quelles sont les différences de salaires d’ensemble et à des postes similaires ? quelle est la vitesse de progression hiérarchique dans l’entreprise, i.e. combien de temps les femmes et les hommes passent à un type de poste particulier ? 

Changer de regard 

Briser le plafond de verre et mieux promouvoir les femmes nécessite de prendre conscience de nos biais dans l’évaluation de ce qu’est la performance ou la compétence pour un poste et dans l’influence de nos stéréotypes qui pèsent sur ces évaluations. Notre vision du travail et de l’entreprise joue en faveur des hommes, via entre autres, le présentéisme et les réunions tardives, n’est-ce pas D. ? A quand la disparition des réunions après 18h et/ou le financement via note de frais du baby-sitting ?

Pour que les femmes soient plus représentées dans les niveaux hiérarchiques supérieurs, la mise en place d’une forme de quotas peut aussi être un accélérateur. J’ai conscience que cette question des quotas concentre aussi plusieurs oppositions. On pourrait en débattre longtemps, mais cet article est déjà trop long. En tous cas, c’est ce que la loi française a mis en place dans 2 domaines, avec un certain succès : en politique, avec les lois sur la parité de 2000 et 2007 , et dans les conseils d’administration des entreprises, avec la loi Copé-Zimmermann en 2011. 
Bien sûr, qui n’a pas déjà entendu ou prononcé la phrase suivante : “mais moi, homme ou femme, je m’en fiche, je veux la personne la plus compétente” ? Ouvrons les yeux, le résultat de cette doctrine est aujourd’hui la prédominance des hommes aux postes de pouvoir. Or, une étude de la London School of Economics a montré que les quotas avaient tendance à évincer les “hommes incompétents” et promouvoir des femmes plus compétentes.
On pourrait aussi à l’intérieur de l’entreprise s’épargner le mot “quotas”. Le propre des stratégies d’entreprise est de se fixer des objectifs. Quoi de plus naturel de l’appliquer à une stratégie d’égalité et se fixer des objectifs dans les différents processus : dans un recrutement, s’assurer qu’il y a des femmes et des hommes candidats ; dans un plan de succession, s’assurer que femmes et hommes sont envisagés ; pour une promotion, vérifier que la proportion femmes/hommes promus reflète celle présente dans le niveau de départ.

Le collectif Les Glorieuses identifie un autre levier d’action : « La transparence des salaires au sein des entreprises est une condition évidente de la réduction de l’écart salarial entre femmes et hommes. » Cette transparence peut s’appliquer à la fois pour les postes établis, mais aussi dans les processus de recrutement. Des recruteur·euses rapportent des situations où les prétentions salariales pour un même poste varient du simple au double entre une femme et un homme avec pourtant des parcours similaires. L’entreprise peut (et devrait, à mon avis) ici jouer un rôle d’arbitre, en clarifiant le budget attribué au poste et en menant une négociation transparente. Le cabinet Equal Pay recommande même d’oublier les questions “Quel est votre salaire actuel ?” et “Quelles sont vos prétentions salariales ?”.
Cette transparence est un levier pour lutter également contre l’impact des autres discriminations sur les revenus : d’après une étude suédoise, la grossophobie mènerait à un écart de salaire à l’embauche de 18%. 

Enfin, on l’a vu, la parentalité pèse aujourd’hui fortement sur la carrière des femmes, mais peu sur celle des hommes. L’entreprise voit une femme en âge de procréer comme une potentielle absente, lors de l’accouchement et du congé maternité mais aussi lorsque son enfant est malade et hors des horaires standards. Il est donc nécessaire de transformer le “risque maternité” en “risque parentalité”. L’annonce d’un allongement du congé 2ème parent à 28 jours, dont 7 obligatoires va dans ce sens, et certaines entreprises ont annoncé dans leur ParentalAct rémunérer à 100% ce congé, la perte de salaire actuelle étant souvent un frein à la prise de ce congé. Plus largement, au vu de l’imbrication entre les sphères domestiques et professionnelles, l’investissement plus important des hommes dans la parentalité permettrait un rééquilibrage. Alors, peut-être, les femmes arrêteront-elles d’en être démesurément pénalisées dans leur carrière ? D. n’avait pas vraiment pensé à cette possibilité, et d’après Gloria Steinem, c’est le cas de beaucoup : « Je n’ai toujours pas entendu d’hommes demander des conseils sur la manière d’allier le travail et la vie de famille. » 

Résoudre l’impact de la ségrégation professionnelle sur les salaires

La période de confinement lié au Covid a mis en évidence à quel point l’utilité pour la société d’un métier est actuellement mal valorisée financièrement. Résoudre l’impact de la ségrégation professionnelle sur les niveaux de salaire nécessite de réévaluer ce qu’est la valeur d’un travail, pour enfin respecter notre principe légal “à travail de valeur égale, salaire égal”. La loi de 1983 permet d’user d’un ensemble de caractéristiques comparables pour faire cette évaluation : compétences, responsabilité, charge physique et nerveuse. Un rapport du défenseur des droits, que je vous recommande grandement de lire, estime que « La jurisprudence est venue préciser les conditions de comparabilité des emplois dans le cadre de recours portés par des femmes, ouvrières comme cadres supérieures, qui s’estimaient discriminées. » En 2010, la Cour de Cassation a tranché en faveur d’une responsable des ressources humaines pour une différence de rémunération injustifiée par rapport à ses collègues masculins, estimant que compétences et responsabilités étaient comparables. Depuis 2019, des femmes mènent un recours collectif, première action de groupe en France, contre une grande banque pour faire cesser la discrimination salariale envers les femmes. On voit dans ces exemples que la ségrégation professionnelle existe au sein même d’une seule et même entreprise. Pour éviter les recours en justice et valoriser plus justement les métiers féminisés, les entreprises peuvent prendre les devants et travailler sur l’évaluation des postes en interne et les rémunérations qui en découlent. Les employeurs publics portent également ce rôle, comme certains pays l’ont montré : Cash Investigation du 19/05/2020 présentait l’exemple du Québec, où la ré-évaluation des caractéristiques de ses emplois de fonction publique a mené notamment à une importante revalorisation des salaires des infirmièr·es. 

Le constat est fait, de nombreux outils sont disponibles, il est temps de passer à l’action pour faire mentir les projections du forum économique mondial et réduire les inégalités salariales à néant au plus vite. Personnellement, je n’attendrais pas un siècle.

Alors, on agit pour cet idéal ?
Source : Campagne ONU Femmes à l’occasion du premier International Equal Pay Day le 18 septembre dernier

[1] Pour les non-salarié·es, l’ordre de grandeur est similaire : l’écart est de 26,8%.
[2] Pour les personnes en couple avec au moins trois enfants à charge, 40,9 % des femmes travaillent à temps partiel contre seulement 7,8 % des hommes.
[3] 15,8% pour des personnes sans baccalauréat, 29,4% pour les bac+3 et plus.
[4] 6,4% à moins de 5 ans d’expérience, 21,7% après plus de 30 ans de carrière

Féministe n’est pas un gros mot

Je suis née à la fin des années 80 et d’aussi loin que je me souvienne, l’égalité entre les femmes et les hommes a toujours été un sujet qui me tenait à cœur. Ceci dit, il n’y a pas si longtemps que je me déclare féministe. Pourquoi ? C’est quoi au juste, être féministe ?

Ce mot “féministe” est parfois vu comme un gros mot, il porte un imaginaire d’extrémiste, hystérique, incapable de raison. Notons que ce sont là des stigmates qui peuvent parfois être associés même aux femmes qui ne se revendiquent pas féministes. L’image de la “Femen” ou la “Chienne de garde” sont des figures repoussoir utilisées comme insultes, pour dévaloriser les féministes. Se revendiquer comme non-féministe peut donc permettre de mettre à distance cette figure repoussoir et ainsi, dans certaines situations, mieux faire entendre son discours. 
En 2014, une campagne appelée “Femmes contre le féminisme” prend de l’ampleur sur les réseaux sociaux, d’abord aux Etats-Unis, puis en France également. Beaucoup de messages sont postés, commençant tous par la phrase d’accroche “Je n’ai pas besoin du féminisme parce que” : « Je n’ai pas besoin du féminisme parce que… je suis pour l’égalité, pas pour défendre les droits des femmes au détriment de ceux des hommes. » ou encore « Je n’ai pas besoin du féminisme parce que… je ne déteste pas les hommes. » Ce type de revendication contre le féminisme fleurit à intervalles réguliers sur internet. Sauf que ces messages revendiquent pour l’immense majorité l’égalité entre les femmes et les hommes, définition racine du féminisme.

Pourtant, être féministe n’est pas un gros mot. Les féminismes sont, aujourd’hui et dans l’histoire, d’importants prismes d’analyse du monde dans lequel nous vivons, via la différence des sexes et les questions de genre.

Les droits des femmes en France

En France, les droits des femmes et des hommes sont les mêmes dans la loi : même si le sexe d’un individu est toujours déclaré à l’état civil, cela n’implique plus d’avoir des droits différenciés en fonction de celui-ci. Dans l’histoire, ça n’a pas toujours été le cas. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 n’était pas un texte très inclusif. Son premier article s’énonce ainsi : “Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits”. Non, le mot “hommes” ici n’était pas un “masculin neutre” pour dire “être humain”, il ne concerne que ceux de sexe masculin. Olympe de Gouges avait bien tenté de faire reconnaître les droits des femmes en 1791 avec sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, mais sans succès. 

Ce sont les mouvements féministes, tout au long du 20ème siècle, qui ont permis aux femmes d’acquérir le statut de citoyennes à part entière : droit de vote en 1944 avec les suffragettes, droit d’exercer une profession et d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation du mari en 1965, grâce à la deuxième vague. En 1972, la troisième vague et le MLF (Mouvement de Libération des Femmes) amènent, entre autres, la reconnaissance du principe “Travail égal, salaire égal”, même si nous n’y sommes toujours pas aujourd’hui. Au cours des dernières décennies, les énoncés juridiques ont été de plus en plus neutralisés vis-à-vis du sexe des individus, parlant de personnes, d’époux et de parents plutôt que d’hommes et de femmes, d’époux et d’épouse, de père et de mère. Ce travail a pour but d’éliminer (ou à tout le moins de limiter) la possibilité d’énoncés spécifiques et donc de discrimination via le droit. Cette démarche pourrait aussi être un pas vers moins de binarité, pour mieux reconnaître les droits des personnes intersexes et transgenres. Plus de 10 pays dans le monde reconnaissent légalement l’existence d’un troisième sexe, comme l’Allemagne, l’Argentine et l’Inde, entre autres, mais la Cour de Cassation française l’a refusé en 2017. D’ailleurs, Faut-il mentionner le sexe sur les papiers d’identité ?

Être une femme, mais pas celle que chantait Sardou

Alors, si les droits des femmes et des hommes sont maintenant les mêmes en France, plus besoin du féminisme, pas vrai ? Allons, pas si vite ! 
En réalité, les sociétés s’appuient sur le sexe légal et/ou le genre perçu des individus pour leur assigner des rôles et des fonctions sociales différenciées. L’Etat se sert de mon sexe déclaré à l’état civil pour m’attribuer des droits. J’ai dit que la loi française était de plus en plus neutre, mais la parentalité par exemple s’acquiert toujours différemment selon que l’on est une femme ou un homme. Mais le droit n’est pas le seul moyen de nous assigner des rôles : on ne regarde pas la carte d’identité de nos voisins pour connaître leur sexe légal. Pourtant, attribuer un genre supposé à la personne à qui nous parlons est l’une des premières étapes de nos interactions sociales, sur la base de son apparence physique, de ses vêtements, de sa voix, etc. Cette identité de genre féminine ou masculine que l’on perçoit des autres, mais aussi la nôtre, nous amène à adopter des comportements différenciés. Je suis une femme identifiée et socialisée comme telle : je me maquille quasiment tous les jours (hors confinement), les “magazines féminins” me sont spécifiquement destinés, je suis bannie des EVG et des inconnus m’ont déjà insultée de “salope” dans la rue.  

Être une femme m’a amenée à vivre des situations spécifiques, de discriminations et d’inégalités. En 3ème, mes parents m’ont refusé le droit d’aller en vélo au collège alors que mon frère aîné avait pu le faire au même âge. Non, la raison n’était pas que je faisais moins bien du vélo, mais bien que c’était plus risqué pour moi, car j’étais une fille. En soi, ils n’avaient pas tort, je risquais probablement plus l’agression que mon frère au même âge, étant donné la prévalence du harcèlement de rue. Mais c’était clairement injuste, sans compter que cela ne développait pas mon autonomie de la même manière.

Par la suite, depuis le lycée jusqu’en milieu professionnel, j’ai évolué dans des milieux majoritairement masculins : 1ère et Terminale S, classes préparatoires scientifiques, école d’ingénieurs puis consultante en systèmes d’informations. Autant d’occasions de se heurter au plafond de verre et aux assignations et injonctions sociales, et malheureusement aussi de se familiariser avec les propos sexistes, les agressions sexuelles et le harcèlement. Non pas que la présence d’hommes implique nécessairement de vivre des situations violentes, ni qu’un milieu où ils sont en minorité soit épargné, mais il faut avouer que plus ils sont nombreux, plus la probabilité est importante. #NotAllMen, bien sûr, mais on aura l’occasion de revenir dans de prochains articles sur pourquoi les milieux majoritairement masculins y sont plus propices et aussi pourquoi ces milieux et souvent les filières d’excellence sont majoritairement masculines.
En tant que femme évoluant dans un milieu masculin, on navigue régulièrement entre une sorte de glorification de faire “aussi bien qu’un homme” et des rappels récurrents plus ou moins subtils que son genre d’appartenance n’est pas aussi valorisable. Mon goût pour l’informatique et la bière (entre autres) m’ont permis de m’entendre régulièrement dire “non mais toi, t’es pas vraiment une fille”. Cette phrase est sournoise. Elle est souvent pensée comme un compliment dans la bouche du garçon qui l’énonce, mais positionne en quelques mots celle qui la reçoit dans une sorte d’entre deux, ni vraiment fille, ni vraiment garçon. Elle cache en vérité une forme d’hostilité envers la catégorie des filles, qui seraient de moins grande valeur, et dont je devrais quelque part me distancier pour enfin rejoindre la “bonne” catégorie – que je n’atteindrais en réalité jamais, celle des garçons. On n’était pas loin de l’expression si ordinairement sexiste et symptomatique de la hiérarchie des genres : “garçon manqué”. Pourquoi l’expression “fille manquée” n’existe pas ? 

Ces années m’ont donné l’opportunité de mettre en relation mon vécu avec des analyses plus globales, de réfléchir à ces dynamiques sexistes et d’explorer les moyens de les changer. C’est donc ça le travail féministe : « penser une société plus égalitaire et faire le nécessaire pour l’y amener » (Rebecca Amsellem, Les Glorieuses). Pauline Arrighi, militante et autrice, l’explique elle aussi : « Le féminisme n’est pas qu’une révolte intérieure ou un mode de vie. C’est également une expertise qui décrit et explique les inégalités et les violences et qui propose des pistes pour y mettre fin. » 

Car le féminisme ne se résume pas à une revendication de justice, parfois rageuse, ni à telle ou telle manifestation scandaleuse ; c’est aussi à la promesse, ou du moins l’espoir, d’un monde différent et qui pourrait être meilleur.

Benoîte Groult – Ainsi soit-elle

Déplacer le point de vue

Beaucoup considèrent que la quatrième vague du féminisme a commencé depuis #MeToo. Les collectifs féministes se multiplient pour aborder de nombreux thèmes avec autant de modes d’actions : réseaux pour l’égalité professionnelle, collages contre les féminicides, associations pour promouvoir la visibilité des femmes et tant d’autres. 
Ce blog se veut une occasion de discuter de ces différents thèmes, d’en proposer une lecture et idéalement des pistes d’action et de solution.

Les courants du féminisme sont nombreux, on peut être féministe de multiples manières. Ces mouvements ont le point commun de penser le monde, d’analyser tous les pans de la société d’un point de vue genré et ainsi s’assurer de traiter également les problèmes des femmes. Simone de Beauvoir le disait sans détours : « La représentation du monde, comme le monde lui-même, est l’opération des hommes ; ils le décrivent du point de vue qui est le leur et qu’ils confondent avec la vérité absolue. »
Là encore, je vais y aller de mon anecdote : quand j’étais en conduite accompagnée, mon père me reprochait ma position de conduite, le corps trop près du volant. Je lui rétorquais que je n’avais pas le choix, si je voulais pouvoir atteindre correctement les pédales. Il y a peu de temps que j’ai mis des mots précis sur la raison de cela, en lisant le livre Femmes Invisibles de Caroline Criado-Perez, et c’est tristement simple : la conception automobile se base sur un standard masculin. Dans les tests de collision depuis les années 1950, « le mannequin le plus utilisé mesure 1m77 et pèse 76kg (ce qui est bien plus grand et plus lourd qu’une femme moyenne) » Surprise ! Ma mauvaise position ne vient pas de moi, mais d’un modèle de voiture qui n’est pas adapté à mon corps (je mesure 1m 62). Au-delà du problème de confort de conduite, cela a également un impact de santé puisque même si les femmes sont moins nombreuses à être impliquées dans les accidents de voiture, lorsqu’elles le sont, elles ont 17% de probabilités en plus d’en mourir. Ce dicton sexiste, que j’ai trop souvent entendu, “Femmes au volant, mort au tournant” prend là un tout autre sens. L’autrice conclut « Supposer que ce qui est masculin est universel est une conséquence directe de l’absence de données genrées […] Mais l’universalité masculine est également une cause de l’absence de données genrées. »
On peut étendre cette vision à l’ensemble des luttes contre les discriminations sexistes, racistes, homophobes, validistes, grossophobes… : l’objectif commun de ces mouvements est de déplacer le point de vue d’une société qui traite en priorité et en majorité les questions des dominants, tout en pensant qu’elle le faisait pour l’ensemble de la population.

Mon propre point de vue est lui aussi bien évidemment situé et privilégié, de par mon expérience personnelle : je suis une femme, trentenaire CSP+, cis-hétérosexuelle, blanche et valide. Et je suis féministe, donc. Les sujets que j’ai l’intention d’aborder sont en premier lieu ceux qui me concernent car ils sont ceux que je peux incarner, même si on fera des liens avec d’autres dynamiques de discrimination selon les thèmes. Autant que possible, les articles renverront à d’autres ressources, plus détaillées ou plus techniques, pour vous permettre d’aller un peu plus loin si vous le souhaitez. J’espère que vous aurez plaisir et intérêt à me lire, je serai ravie de pouvoir échanger sur tous les articles à venir.
Aujourd’hui, je lance ce blog avec pour ambition, au travers de ces pages, de vous partager l’intérêt que l’on peut avoir à déplacer notre point de vue.